Rares sont les jeux vidéos auxquels je joue, et plus encore sont ceux qui me touchent. Le cliché associé à cette industrie est tout à fait juste : bêtise, immaturité, violence, dégénérescence, tels sont les maitres-mots des productions grand public. Aussi, souvent, pour se désaltérer d'une eau plus claire, il faut quitter ce Gange des grosses productions et s'en aller à d'autres fontaines, en quêtes de courants indépendants. 𝑆𝐴𝐵𝐿𝐸, comme un grain perdu dans le désert, est l'une de ces gouttes de nectar qui nourrissent le cœur et ravivent l'espoir dans ce média toujours trop vulgaire. Sans grande pompe, discrètement, archaïquement parfois, sensiblement toujours, 𝑆𝐴𝐵𝐿𝐸 invite le joueur à partager le rite de passage de son héroïne. S'en suivent alors quelques heures de quête initiatique apaisante au milieu d'un univers original et aux notes d'une bande-son merveilleuse ; quelques heures dont on ne ressort pas indemne, et qui promettent de douces rêveries éveillées.
𝑆𝐴𝐵𝐿𝐸 adopte la forme classique mais efficace d'un jeu d'aventure en vue à la troisième personne dans un monde ouvert explorable à pied, en planant, ou en véhicule. A la manière d'un Zelda, on s'en ira résoudre certaines quêtes dans des répliques de donjons, dans des espaces clos spécifiquement conçus pour la mission en cours.
Nous incarnons l'héroïne au moment où l'on quitte l'enfance pour devenir ce que l'on choisira d'être. Voilà précisément l'enjeu directeur de l’œuvre : choisir quel masque l'héroïne revêtira dans sa vie. Littéralement, car dans le monde de 𝑆𝐴𝐵𝐿𝐸, chaque personnage porte un masque comme un uniforme, comme un signe distinctif de sa caste professionnelle, à la manière d'un "stigmate" comme on dit en sociologie. C'est malin, symboliquement simple et fort, évocateur, car dans notre société, ne se définit-on pas par notre travail ? Et dans ce cadre, nous revêtons aussi un masque, une persona, qui vient se surimprimer sur notre personnalité première ? Le jeu nous ramène de façon ludique à des notions de psychologie Jungienne fort intéressantes et fondatrices de nos parcours de vie.
L'esthétique du jeu se veut sobre, épuré. Il ressort de la technique utilisée, dite du cel-shading, une épure, un minimalisme, un sobre structuralisme qui rappelle, notamment par les traits délimitant chaque objets plus marqués que d'autres (effet inhérent au cel-shading), l'esthétique manga du studio Ghibli par exemple. À ces visuels enchanteurs se couple un univers de science-fiction à la tonalité post-apocalyptique dédramatisée ; on pense à Moebius, où à certains Enki Bilal, en adouci toutefois, et plus encore aux films 𝐿𝑎 𝑔𝑢𝑒𝑟𝑟𝑒 𝑑𝑒𝑠 𝑒́𝑡𝑜𝑖𝑙𝑒𝑠 et ses planètes désertiques peuplées de robots, de créatures étrange, de marchands aux nez crochus et de pilleurs aux capuches sombres. Voyez les motos volantes qui évoquent sans ambage les véhicules vus dans 𝑆𝑡𝑎𝑟 𝑤𝑎𝑟𝑠.
Fort de ces références, 𝑆𝐴𝐵𝐿𝐸 garde son identité propre, et se démarque de tout objet connu par son ton posé, son sujet sérieux traité sans dramatisme exagéré, de manière sereine, à la vitesse choisie par le joueur. Le monde ouvert et le choix des quêtes détend profondément l'atmosphère ; l'absence d'impératifs, la liberté laissé dès les premiers moments du jeu fait que chacun vivra une expérience assez différente des autres joueurs. La liberté surtout, le plaisir de s'en aller de-ci de-là selon son désir, souvent stimulé et nourri par des points d'intérêts visible à l'horizon (une montagne étrange qui se révèlera enchantée, des canyons où l'on trouvera des temples perchés sur des pics, etc.) est une force du jeu : combien de fois me suis-je éloigné de mon objectif, puis perdu, arrêté devant un panorama ou un coucher de soleil (je souligne le dynamisme du cycle jour-nuit), puis changé complètement d'orientation ayant trouvé de nouvelles choses à faire ?
Contemplation est un autre maître-mot du jeu. C'est beau. On se sent véritablement un aventurier du sable. La tribu "basque" des Ibexii, la musique excellente (le morceau de 𝐽𝑎𝑝𝑎𝑛𝑒𝑠𝑒 𝑏𝑟𝑒𝑎𝑘𝑓𝑎𝑠𝑡 qui se met à jouer lorsqu'on quitte son village natal ... mémorable), les grandes étendues magiques et inquiétantes, tout est propice à l'observation attentive et le doux émerveillement. J'attendais particulièrement chaque rencontre avec le mystérieux "faiseur de masque" comme autant de moments magiques rythmant l'aventure.
Ce récit de "coming of age" dont on est le héro, et dont on choisi l'issue, est l'une des meilleurs expériences vidéo-ludique que j'ai expérimenté. La quête initiatique ne vieillit jamais. Toujours l'expérience détermine qui l'on est. Trouver le masque que l'on portera face aux autres, en changer si l'envie ou le besoin se manifeste ; toute une poésie que chacun connait. L'existence précède l'essence disait le borgne, mais qu'importe les stériles verbiage de philosophes sans vie : 𝑆𝐴𝐵𝐿𝐸 est un jeu à essayer absolument.
@Leravagoide