Il est toujours important de rappeler aux ignares que le "jeu" de "jeu vidéo" n'est pas à prendre au pied de la lettre. L'important n'est pas tant le ludisme que l'interactivité. Et avec l'interactivité, on peut faire du ludisme, comme par magie. Mais ici, point de vagues divertissements pour enfants décérébrés non, Kentucky nous ouvre les portes du savoir : Russel Lee, David Lynch, Arthur Miller, Beowulf Boritt, Werner Herzog, Gabriel García Márquez, bienvenue dans l'oeuvre ambitieuse qui a changé le jeu vidéo narratif.
Changé, car Kentucky a inspiré les grands (Disco Elysium, Night In The Woods, Firewatch), les petits (Enterre Moi Mon Amour), les récents (Pentiment) et ceux avec un peu de bouteille (OXENFREE). Changé, car il a élevé le niveau. Le jeu vidéo est un art en voie d'intellectualisation, le jeu vidéo expérimental n'est connu encore aujourd'hui que des acharnés (je ne parle pas des G@M3RZ ici), et Kentucky, dans sa bonté sans nom, apporte les clés.
Kentucky Route Zero est un point-n-click épisodique de 2013 et sorti dans sa version finale en 2020, crée par Cardboard Computer. On y suit Conway, livreur qui s'attelle à sa dernière tâche : livrer un colis sur une route, qui, visiblement, n'existe pas. Prétexte pour partir à l'aventure, et, sur la route, faire des rencontres. Un postulat donc assez classique, très "Road Movie" (Route Film, pour les tueurs d'anglicismes). Mais ce postulat sert à la découverte d'une Amérique profonde, reflet d'une classe ouvrière alcoolique, de légendes urbaines et de paysages irréels.
Oui, c'est long. Oui, c'est lent. On est responsable de son propre ennui après tout.
Le jeu se divise en 5 Chapitres et 5 Entractes qui, chacune, propose une petite expérience unique, avec ses angles de caméras, but et idées narratives et de Game Design.
En tout, le jeu dure 9-10 heures, avec un ressenti parfois bien plus long.
Comme évoqué au début, le jeu reprends beaucoup du théâtre, se séquence lui même comme une pièce de théâtre (Actes, Parties) et le ludisme ne se limite qu'à quelque choix qui n'ont, en fait, pas vraiment d'importance, à part de choisir une variation d'un moment, de se sentir petit réalisateur sur un laps de temps, en se faisant plaisir avec un bête nom de chien ou une phrase insignifiante.
Et le jeu est beau. Merveilleusement beau. Et sain pour le média. Comme dit, chaque entracte à ses idées, mais les Actes principaux eux-mêmes sont bardés d'idées : Simulation du programme ELIZA (1965), changements de caméra, dialogues somptueux et pourtant si triviaux, entre la grande tirade et la discussion silencieuse d'un grand-père, séquence musicale grandiose (musique composée par Ben Babbitt, flamboyant), peut être la meilleure de l'histoire du jeu vidéo (avec l'échange Violon-Saxophone de Genesis Noir), et ses milles références qui dépeignent une Amérique fantasmée, triste et volatile...
Kentucky prouve par A+B que le média est riche de possibilités, qu'il peut être révélateur de vraie profondeur et de vraie richesse. Il a inspiré une génération de créateur, marqué la manière de faire un jeu vidéo à tout jamais. Il est le plus grand.
Compliqué de résumer pareille œuvre, j'ai volontairement passé sous silence beaucoup du jeu, foncez le faire ! (Sauf si votre cerveau ne peut pas tenir 10 minutes sans pics de dopamine, je vous invite donc à vous rendre vers votre dealer local).
Bravo.