Kholat est le premier jeu d'une structure polonaise qui était jusqu'ici spécialisée dans l'édition et le consulting, créditée sur des jeux de barbus comme Spintires, Euro Truck Simulator ou Construction Simulator. De la part de ces "spécialistes indépendants" (tels qu'ils se définissent eux-mêmes sur leur site internet), un jeu d'horreur peut sembler surprenant. Mais en s'y penchant de plus près, Kholat s'inscrit pourtant dans la mode actuelle : depuis quelques années en effet, la Pologne s'affirme comme une véritable terre promise pour développeurs ambitieux, avec l'éclosion de studios particulièrement doués pour en mettre la plein la vue, comme CD Projekt ou The Astronauts à Varsovie. Et IMGN.PRO, malgré son nom peu sexy, gagne avec Kholat le droit d'être cité à côté d'eux, pour le meilleur comme pour le pire : on a là un jeu d'horreur aussi sublime que vain, où se mêlent ambiance de folie, gameplay anémique et narration malheureusement très primaire. En cela on peut le placer aux côtés de The Vanishing of Ethan Carter, avec lequel il partage ce goût pour la démesure technique et cette négligence certaine dans l'écriture.
Kholat est un jeu à la première personne qui lâche le joueur dans un immense environnement naturel, façon Vanishing donc. Ici, on est perdu dans les montagnes de l'Oural, la nuit et pendant qu'une tempête de neige fait rage. But du jeu, retrouver des petits papiers disséminés un peu partout afin de retracer le destin tragique d'une bande de jeunes randonneurs mystérieusement disparus quelque part dans le coin. La narration très light, par petits bouts de papier, renvoie à Slender ou à Outlast : pour faire vite, c'est complètement à chier avec un scénario cousu de fil blanc (manipulations génétiques, expériences scientifiques horribles, etc) auquel on ne bite en plus rien la plupart du temps, vu qu'il faut pour cela récupérer des pages facultatives parfois super bien planquées puis remettre le récit en ordre. Partant d'un fait divers réel, les développeurs avaient matière à creuser davantage leur sujet et surtout à l'ancrer plus précisément dans le cadre naturel qu'ils ont pris pour objet : au lieu d'un récit bien ficelé et original comme on pouvait l'attendre, il faudra donc se contenter d'une resucée paresseuse des recettes les plus éculées du survival horror indépendant. Quant au gros argument marketing, alias Sean Bean à la voix off, autant l'ignorer puisque cette fameuse voix ne sert à rien d'autre que débiter des inepties qui ont l'air d'avoir été écrites par un générateur de répliques bateau ("Jour trois. Quelque chose m'observe. Je parle à mon ami invisible. Je deviens fou.") Après Vanishing, on peut une nouvelle fois pointer du doigt la difficulté, pour ne pas dire l'incapacité, des indés ambitieux à écrire et à mettre en scène de véritables scénarios dramatiques ou flippants qui n'aient pas l'air de sortir de la tête d'un enfant de douze ans.
La flippe, il faut donc la chercher ailleurs, et sans surprise elle se trouve dans l'habillage. À ce niveau, autant le dire franchement, Kholat est une véritable tuerie avec un immense environnement montagneux façon open world, construit, éclairé et sonorisé de main de maître. Parmi les premiers jeux du commerce à tourner sous Unreal Engine 4, Kholat en met plein la vue sans forcer, en étant à la fois très maîtrisé sur le plan technique (distance d'affichage, détails des reliefs, précision des textures) et sur le plan artistique. Sans recourir à des moyens aussi pointus que Vanishing, le jeu émerveille et terrifie par la restitution incroyablement fidèle de ce sentiment de perte au cœur d'une montagne inhospitalière. Le body awareness est précisément étudié, les lumières nocturnes sont sublimes en variant d'une zone à l'autre avec beaucoup de subtilité, enfin l'on ressent au plus profond de ses tripes cette tempête de neige, ces forêts inquiétantes, ces panoramas à la fois magiques et menaçants où semble toujours poindre un jour qui ne vient pourtant jamais. Niveau sons et musiques, c'est également un régal absolu avec du vent, des bourrasques, des craquements de bois, des distorsions brèves, des murmures inquiétants savamment distillés, le tout soutenu ponctuellement, lors de quelques séquences scriptées, par des mélodies hallucinées qui ne sont pas sans rappeler le travail de Cellar of Rats sur Scratches. L'atmosphère de Kholat confine au grandiose, à la fois entêtante et effrayante, encourageant à s'enivrer toujours plus longtemps d'un milieu naturel aussi hostile qu'attirant. Une transe.
Qu'en est-il du danger ? On comprend assez vite qu'il est peu présent, ce qui fait aussi, paradoxalement, l'une des forces du jeu. Complètement dégraissé de gameplay à la façon d'un Slender, Kholat préfère laisser le joueur s'émerveiller face à la restitution de son environnement naturel. C'est un choix payant dans la mesure où le level design, les éclairages et les sons suffisent à eux seuls à faire naître et à maintenir une véritable angoisse pendant la durée du voyage, de trois à quatre heures. Nommer l'ennemi revient à enlever une part d'inquiétude, sachant qu'il n'en existe finalement aucune variante, le reste n'étant qu'illusion. Comme dans Outlast, Amnesia et consorts, la solution n'est que la fuite. Mais contrairement à ceux-ci, l'absence totale d'énigmes à résoudre, de cachettes à trouver, fait qu'on n'avance qu'à l'instinct. Belle idée de design, représenter le mal par une couleur orange qui intervient à certains moments clés, et qu'on prend rapidement le réflexe de débusquer en plissant les yeux à travers le blizzard. La difficulté n'est dès lors plus d'échapper au danger, mais de se repérer dans une montagne aux multiples sentiers pour trouver les 8 pages "obligatoires". À l'inverse de Slender, le jeu n'est pas généré procéduralement et l'emplacement des pages est fixe, permettant aux développeurs de se concentrer sur les scripts visuels et sonores qui interviennent à l'approche des zones principales. Huit pages, huit séquences de trouille efficaces et originales, qui tirent tout de même parti des spécificités géographiques du lieu pour foutre une belle pétoche : avalanche, éboulis, brusques arrêts de tempête... même si ces moments ne sont pas très nombreux et qu'on regrette que le scénario ne soit pas plus en phase avec ce qui est montré, l'exceptionnelle grâce visuelle et sonore de chacun de ces moments est une véritable invitation à la rêverie.
Plus qu'un cauchemar, Kholat est donc un singulier voyage dans une nature hostile, à la fois belle et sournoise, qui possède cette extraordinaire capacité à happer pour ne pas relâcher. De cette proposition, on retient autant l'angoisse que l'enthousiasme de se perdre dans cette montagne aux reliefs envoûtants. Réduit à sa plus simple expression, le gameplay transforme ce jeu en expérience sensorielle qui aurait pu aboutir tout à fait si les scénaristes s'étaient donnés plus de peine ; en l'état on aurait quand même sacrément tort de bouder son plaisir. On donnera même raison aux développeurs d'avoir limité l'ambition de leur jeu en termes d'interactivité, car il aurait probablement été impossible de concilier les deux, ainsi que le prouvent trop souvent les productions indépendantes dans le genre : après Miasmata, Slender, Amnesia et Outlast, c'est peut-être bien Kholat qui pourrait avoir trouvé l'équilibre le plus délicat entre ambiance et gameplay, c'est-à-dire en fait une absence d'équilibre, une interactivité vouée à faire de la figuration pour s'effacer derrière le voyage. Une certaine définition de l'angoisse, après tout.