La série des King's Bounty, en dépit d'une genèse prestigieuse, reste une licence à l'historique compliqué et à la visibilité bizarrement réduite. Il faut remonter dans les années 1990 pour retracer sa naissance, que l'on doit à l'Américain Jon Van Caneghem, fondateur de l'éditeur/développeur New World Computing : l'original n'est alors qu'un "petit" jeu qui servira de brouillon à une série qui deviendra autrement connue, la légendaire Heroes of Might and Magic. Mais face au déclin progressif du RPG tactique en tour par tour pendant les années 2000 (et face, aussi, à celui du marché PC en général, qui se faisait alors un peu bouffer par les consoles), son créateur en a cédé les droits à un gros éditeur russe, 1C, qui en détient toujours la propriété en 2023. Ce dernier a d'ailleurs sorti en 2021 un trompeur "King's Bounty II" (qui fut fraîchement accueilli par les fans de la licence, et totalement ignoré par les autres).
Pourquoi trompeur ? Parce qu'il y en a eu quand même beaucoup plus que deux, des King's Bounty. 1C Entertainment aura en effet confié la licence King's Bounty de 2007 à 2014 au développeur russe Katauri Interactive, qui en fit son unique gagne-pain pendant toute cette période avec pas moins de 5 épisodes à la notoriété très variable en Occident. Bien que la série soit à la base aussi américaine qu'une licence peut l'être, c'est peut-être la seule de l'histoire du jeu vidéo à avoir totalement changé son identité en changeant de mains ; et son éditeur local 1C n'ayant pas été connu pour ses efforts d'exportation ou de localisation, King's Bounty est devenue au fil des années une série à l'ADN authentiquement slave, peu connue en-dehors de sa propre contrée. Dans nos pays, on a surtout entendu parler du premier jeu "russisé" de la franchise, King's Bounty : The Legend, sorti en 2008. Les suivants ont quant à eux été de moins en moins marketés en-dehors des frontières slaves. C'est bien simple, si j'avais au moins entendu parler des 3 épisodes suivants (par ordre chronologique : Armored Princess, Crossworlds, Warriors of the North), ce n'est que récemment que j'ai appris qu'il existait un cinquième jeu intitulé Dark Side. Mais c'est peut-être normal. Après examen, il se révèle en effet que ce dernier, comme ses prédécesseurs, n'est pas vraiment un nouveau jeu : c'est une nouvelle campagne de "King's Bounty : The Legend", l'une des cinq de ce que l'on nomme la pentalogie Katauri, pour lequel son éditeur aura consenti des efforts marketing moindres tant parce que la publicité à l'international n'était pas son truc, que parce que les jeux Katauri étaient des "petits projets" qui coûtaient trois fois rien à produire et se satisfaisaient amplement d'un faible volume de ventes.
On aurait pu croire l'affaire classée, mais c'est en réalité là que les choses se compliquent encore plus. En effet, 1C, effectivement très russe à l'origine, a un jour décidé qu'il y en avait marre d'être russe, a séparé sa division développement de sa division édition, et a rapproché cette dernière de la Pologne à une époque où le pays commençait à devenir "the place to be". Quand la société a décidé qu'elle ne voulait vraiment plus être cantonnée à son marché historique, elle a coupé les ponts avec nombre de ses partenaires historiques locaux, dont Katauri, qui, orphelin, a mis la clé sous la porte en 2014 après six ans de King's Bounty. Hasard ou coïncidence, c'est à peu près à l'époque où 1C tentait de s'éloigner de la Russie que le géant chinois Tencent a commencé à négocier son rachat... et c'est à l'occasion de l'officialisation de ce dernier en 2022 que 1C Entertainement a changé de nom pour Fulqrum Publishing, non seulement pour des raisons de rebranding, mais aussi, on s'en doute, pour officialiser plus sereinement son nouveau siège, désormais installé en République tchèque.
Les Russes acquis à la série King's Bounty, c'est compréhensible, ont été moyennement jouasses de cette improbable succession d'événements en l'espace d'une décennie, aboutissant à de régulières opérations de review bombing, qui pour dénoncer l'ingérence chinoise, qui pour pointer du doigt l'évasion européenne de l'acteur historique 1C. Mais cet incroyable feuilleton géopolitique moderne ne serait pas complet sans sa petite surprise finale, son épisode spécial Noël de derrière les fagots comme l'industrie du jeu vidéo aime tant en produire. En effet, dans une littérale anticipation de la méthode THQ Nordic avec ses revivals de licences ou autres improbables nouveaux DLC pour des jeux vieux de dix ans, l'entreprise qui s'appelait alors encore 1C, mais avait déjà amorcé son virage européen, a décidé de confier le développement d'un DLC d'un King's Bounty à un studio autre que Katauri. Pas hyper élégante (le studio a été désigné aussitôt Katauri balancé à la poubelle), la manœuvre a voulu que ce soit le très inconnu Revultive Games qui ait l'honneur de succéder au développeur russe... mais pas pour poursuivre leur travail dans l'ordre chronologique, non ; au lieu de cela, plutôt pour aller déterrer l'épisode Warriors of the North (le dernier, Dark Side, est relativement désavoué au sein de sa propre communauté - l'évolution des relations entre 1C et Katauri n'y est probablement pas étrangère) et lui adjoindre une grosse extension bien dodue en forme de remaster.
Or, même en 2023 : les RPG tactiques au tour-par-tour, dans un univers médiéval-fantastique, avec des griffons, des archers et des orcs, c'est quand même toujours rigolo. Pendant qu'Age of Wonders 4 et Baldur's Gate III s'occupent sagement, à leur propre manière, de rendre ce style de nouveau à la mode, il peut être intéressant de se plonger dans cette fameuse pentalogie King's Bounty de Katauri si on est un fan de jeux à la HOMM, genre peu représenté de nos jours (Songs of Conquest, Hero's Hour : félicitations, vous avez l'intégralité des HOMM-like des 10 dernières années). En commençant donc peut-être directement par ce qui reste, de l'avis général, le meilleur épisode à ce jour : Warriors of the North, enrichi de son extension Ice and Fire. Commencer une série par son quatrième épisode, est-ce bien sérieux ? Sans doute pas dans le cas d'une saga classique ; mais c'est beaucoup plus excusable en ce qui concerne les King's Bounty de Katauri, puisque les 5 jeux de la série se basent tous sur un squelette rigoureusement identique (même gameplay, mêmes graphismes, même interface, mêmes musiques...). Seul un scénario vaguement commun raccroche les épisodes entre eux, mais la qualité très relative de ce dernier n'en fait absolument pas un pré-requis, ce qui est d'ailleurs souvent le cas dans les jeux de tactique. En gros, prenez n'importe quel épisode : morts-vivants attaquer, héros taper, personnages génériques donner quêtes génériques, répéter pendant 50 heures, fin. Quitte à essayer un épisode, s'ils se ressemblent tous, autant aller tout de suite chercher celui qui est le plus intéressant.
Par rapport à ses copains, Warriors of the North accompagné de son extension Ice and Fire propose des avantages intéressants : il est plus long, propose un défi plus stimulant, des ambiances légèrement plus variées, et un gameplay *un peu* plus riche. Il est *un peu* mieux dans tous les compartiments. Techniquement, le jeu conserve les mêmes graphismes, et la même direction artistique que ses camarades, l'ensemble restant assez charmant et efficace de nos jours : c'est coloré, fluide, lisible, engageant. Le jeu évoque vraiment un Heroes of Might and Magic "trois-déisé" dans un rendu cartoon féérique assez réussi, ce que Katauri Interactive a pertinemment compris pour oser copier/coller les mêmes décors sur 5 épisodes ; personnellement, je préfère même le rendu très "livre d'images" des King's Bounty aux HOMM 3D, qui apparaissent en comparaison peut-être un peu trop sérieux, ternes. Bref, on est au pays des orcs, des elfes et des pirates. La jouabilité 100% souris est très instinctive, l'interface est à la fois jolie, détaillée et assez claire, on a vraiment l'impression de prendre un main un tactical RPG PC des 90s tout ce qu'il y a de plus classique, mais avec une interface élégamment dimensionnée aux résolutions modernes (toujours parfaitement prises en charge depuis The Legend, malgré son âge avancé). Plein de choses restent quand même perfectibles, mais ça reste de l'ordre du détail, du chipotage. King's Bounty : Warriors of the North est, comme ses petits et grand frères, une humble réussite d'appropriation du genre et propose même aujourd'hui un feeling intensément "PC" qui le distingue agréablement d'une concurrence de plus en plus pensée pour être multiplateforme, et qui prend le risque de tomber dans une certaine tiédeur conceptuelle et ergonomique. C'est ce qui le rend par exemple très supérieur, en termes de plaisir de jeu et de feeling général, au sympathique mais mutant King's Bounty II.
En termes de gameplay, on joue dans une cour extrêmement classique, finalement très proche du concept original de Jon Van Caneghem : c'est commes Heroes of Might and Magic, à la différence essentielle que l'on contrôle un seul et unique héros. A part ça : des donneurs de quêtes un peu partout, des boutiques vendant sorts, artefacts et équipements, des bonus à ramasser un peu partout, et un tétrazillion de combats à engager en rencontrant des créatures qui pullulent sur les différentes cartes. Contrairement à un HOMM, il n'y a pas de notion de croissance de populations : le joueur ne peut piocher que dans des "boutiques de créatures" au stock figé, disséminées un peu partout dans le monde (châteaux, tavernes, repaires...). Quand on a envoyé périr un trop grand nombre de nos créatures préférées au point de vider les stocks de la région, il faudra donc tester de nouvelles unités vendues ailleurs au risque qu'elles soient très différentes ou moins performantes, ce qui demande de faire en sorte de minimiser ses pertes en permanence. Le niveau de difficulté est assez bien étudié, avec la nécessité d'explorer un peu partout pour repérer des ennemis à notre portée pour gagner quelques niveaux et ainsi pouvoir affronter des créatures plus puissantes ailleurs dans le monde. L'exploration et le backtracking sont ainsi centraux, dans la mesure où il faut étudier les forces en présence et essayer de n'affronter que les groupes de force équivalente au nôtre pour progressivement monter en statistiques (qui s'additionnent à celles de nos armées, comme dans HOMM), gagner de l'expérience, des compétences, et engranger un maximum de ces fameux "points de leadership" accordés lors des montées de niveau, permettant d'agrandir la capacité maximale de nos troupes.
L'aspect tactique des combats, absolument centraux (on y passe 90% du temps) est un copier/coller des Heroes of Might and Magic, ou plutôt devrait-on dire, dont Heroes of Might and Magic est un copier/coller. Au tour par tour sur une grille hexagonale, on envoie nos créatures, à gauche, se fritter contre les méchants, à droite. Contact, distance. Capacités des créatures, sorts. Buffs et débuffs. Jauge de magie, parchemins, contre-attaques à anticiper, tout le tintouin. Par rapport aux HOMM, King's Bounty propose en supplément une jauge de "rage", qui se remplit au fur et à mesure des pertes que l'on inflige ou que l'on subit, et qui permet d'invoquer une fois suffisamment remplie des pouvoirs de zone permettant de clairsemer les rangs adverses ; et cette possibilité n'est pas un luxe, car, au contraire des premiers King's Bounty de Katauri qui ne proposaient qu'un défi assez léger, Warriors of the North part du principe qu'on connaît la formule et qu'on sait jouer à un tactical à la HOMM. Rien d'insurmontable, mais la difficulté générale du jeu sait être suffisamment retorse pour nous obliger à exploiter des unités, sorts ou configurations que les autres jeux de la série préféraient laisser optionnels. Personnellement, j'ai trouvé ça très agréable, d'autant que le jeu reste toujours juste et suffisamment bien équilibré pour qu'il soit impossible de se soft-locker. Concrètement, si on bloque sur un mur de difficulté apparent, c'est qu'on n'a pas assez expurgé les quêtes secondaires locales ou qu'on a laissé derrière nous des sources de points d'expérience qui demandent de retourner sur nos pas pour faire plier des adversaires laissés de côté. C'est vraiment bien fichu, stimulant, gratifiant, et indéniablement bien équilibré.
Le scénario est ultra-nunuche, et voulu comme tel. Warriors of the North ? Tenez, prenez vos guerriers vikings, et allez taper des morts-vivants. Comme ses prédécesseurs, le jeu nous suggère une école de créatures par sa thématique générale, avant de nous laisser totalement libre de nos choix dans la constitution de nos troupes au gré de nos pérégrinations, qui nous font découvrir des royaumes totalement cliché (humains, elfes, orcs, nains, insectes, pirates...) mais toujours à leur place. Toutes les quêtes, principales comme secondaires (innombrables) sont introduites par de courts textes qu'on peut zapper sans même les lire sans que cela ne nuise au plaisir de jeu ; ou qu'on peut parcourir tranquillement pour s'imprégner d'un univers à la fois générique et réussi. Dans un RPG story-driven, le résultat aurait été catastrophique, mais dans un jeu où l'emphase est mise sur la tactique et les combats, l'intrigue générale offre un cadre parfaitement distrayant, suffisamment écrit pour se laisser suivre, suffisamment superficiel pour ne pas tirer la couverture à lui. Son seul vrai défaut est finalement d'être en anglais non-sous titré français, car, comme dit en début d'article, 1C n'était pas friand de localisations à cette époque... mais le niveau est suffisamment faible, et les dialogues suffisamment facultatifs, pour que cela ne soit pas un obstacle à la compréhension (à condition d'avoir un niveau d'aglais, mettons, B1).
Et comme souvent dans mes textes, parce que j'approche des quinze mille caractères : King's Bounty, c'est chouette. C'est une série qui appartient à un genre désuet mais pas démodé, au gameplay très bien rodé et au feeling jamais vraiment égalé. Si on aime Heroes of Might and Magic, il faut y jouer. Si on aime les tacticals sur PC, il faut y jouer. Comme ses confrères de la pentalogie Katauri, Warriors of the North a une aura singulière qui n'appartient qu'à cette série, un petit "je-ne-sais-quoi" qui nous rappelle pourquoi on aime jouer sur PC d'une part, et à ce genre de jeux d'autre part. C'est un jeu qui a le don singulier de nous offrir un défi intéressant parlant à nos goûts d'adultes, tout en se rappelant à nos bons souvenirs d'enfants. En 1997, je jouais sur mon Pentim II à Heroes of Might and Magic II, c'était joli, ça scintillait partout et j'étais content de m'y mettre après le collège. En 2023, King's Bounty, c'est un peu la même chose, pour les pré-quadras qui préfèrent se balader au milieux des montagnes chantonnantes et des bosquets verdoyants, à taper des araignées avec des vikings. C'est peu, et c'est beaucoup. Et ça coûte aujourd'hui 10 balles maximum, le double si on veut tous les jeux de la série. J'ai vu de pires deals.