Los Angeles, E3 2001.
« Eh les gars ! Vous la voulez notre graaaaaande révélation qu’on a rien que pour vous ?!
– Oh oui Nintendo ! Pitié on n’en peut plus ! Ça fait trois ans que tu nous fais saliver avec ta nouvelle console qui va tourner sur CD ! On a tellement hâte de voir ce que ça va donner un nouveau « Zelda » ou un nouveau « Mario » sur votre fameux "GameCube" !
– Ha ha ! Eh bah vous n’allez pas être déçus mes loulous ! Puisqu’on va vous montrer quel est le jeu qu’on va lancer pour notre line-up de sortie ! LA licence qui va lancer l’histoire de notre tout nouveau GameCube !
– Ooooooooooooooh ouuuuuuuuui ! Piiiiitiiiiié ! Faaaaaaaaites que ce soooooooaaaat Zeeeeldaaaa ! J’eeeeeen peeeeeeeux pluuuuus ! Cette démo technique du dernier E3 ! Mais j’en mouille encore ma culoooooootte !
– Eh bah ce sera un jeu Luigi !
– …
– Luigi, le frère de Mario !
– … Oui… Oui oui, on avait compris en fait… Mais… Mais vous… Vous êtes sûrs de vous là ?
– Ah ça oui ! Et ça va s’appeler « Luigi’s Mansion » !
– Bon… D’accord… Du coup… C’est… C’est un jeu de plateformes votre truc, non ? Un platformer 3D quoi…
– Ah non ! En fait dans « Luigi’s Mansion » y’a même pas de touche « Saut » alors vous pensez bien…
– …
– Luigi ne sautera pas. Ce n’est donc pas un jeu de plateformes.
– … Oui… Oui oui, on avait compris en fait… Mais… Mais alors on va faire quoi ?
– Bah le ménage.
– …
– Luigi aura un aspirateur et il devra faire le ménage. Car son manoir eh bah il infesté de fantôme voyez-vous !
– …
– Eh oh ? Vous m’entendez ? Ça va ? Vous êtes tous pâlichons d’un coup !
– Ceci est un cauchemar. Ce jour n’est pas en train d’avoir lieu. Je vais me réveiller. Le futur Zelda sera bien fidèle au trailer du dernier E3. Respire. Respire. Respire…
– Ah et au fait ! Vous ne le savez pas encore mais dans le prochain Mario il aura un arrosoir dans le dos pour tout nettoyer et le prochain Zelda ressemblera à un petit dessin-animé tout choupi !
– MON DIEU NON ! NINTENDO EST DEVENU FOU ! »
Monde, 31 octobre 2019.
Sortie de « Luigi’s Mansion 3 » sur Nintendo Switch.
Trois mois plus tard,…
5 370 000 exemplaires vendus.
Bilan…
Non. « Luigi’s Mansion » n’était pas un coup de folie de Nintendo.
C’était juste un coup de génie.
Pourquoi je m’amuse à faire cette petite présentation juste avant de vous parler pleinement de ce « Luigi’s Mansion » ?
Mais tout simplement parce que – justement – je pense qu’une vraie remise en contexte s’impose pour vous en parler au mieux. Comme n’importe quelle œuvre de n’importe quel média, on ne peut juger la force d’un jeu qu’à ce qu’il a apporté au moment où il est sorti.
Or – on ne va pas se mentir – en 2001, « Luigi’s Mansion » c’était clairement un truc sorti de nulle part. Un machin que personne n’avait su anticiper. Et même si Nintendo nous avait déjà un peu accoutumé à ce genre de fait, on était quand-même bien loin de l’audace créative qu’on peut connaître aujourd’hui sur la scène indé. En bref, « Luigi’s Mansion », c’était un peu un OVNI. Et puisque ce terme ne fait pas l’unanimité, je dirais plutôt que ce jeu, c’était une sorte de pierre angulaire de l’Histoire du jeu vidéo et de la philosophie de Nintendo.
Ouais. Rien que ça…
Alors oui, je me doute bien que certains considéreront peut-être que j’en fais un peu trop en présentant le jeu ainsi. Parce que bon, quand on le regarde aujourd’hui ce « Luigi’s Mansion », certes il a l’air sympa à jouer, mais d’un autre côté il ne casse pas non plus trois pattes à un canard.
En cela vous aurez peut-être raison, mais c’est justement là que la remise en contexte a toute son importance.
« Luigi’s Mansion » n’est pas n’importe quel jeu sur n’importe quelle console.
Il est le jeu de lancement du GameCube. Et comme toute console Nintendo, le GameCube entendait apporter son lot de nouveauté en termes d’expérimentation vidéo-ludique. Et à l’époque la révolution s’est faite au niveau de la manette : boutons aux tailles et aux formes différentes, disposés de telle manière à ce qu’on puisse glisser de l’un à l’autre sans même devoir lever le pouce, Gâchettes à différents degrés d’enfoncement (qui pour le coup étaient une réappropriation venant de la Dreamcast), et surtout – révolution – l’idée d’une manette à deux sticks. Un stick pour diriger. Un stick pour la caméra.
Donc oui. Pour ceux qui ne le savaient pas : c’est le GameCube qui amène ce concept là aujourd’hui indissociable du jeu vidéo sur console. Et dans cette innovation « Luigi’s Mansion » va jouer un rôle fondamental, puisqu’au fond c’est lui qui a été choisi pour nous faire adhérer à ce concept ; pour qu’on perçoive toute la pertinence de ce choix de hardware. D’ailleurs, plus que choisi, « Luigi’s Mansion » a même carrément été conçu pour ça.
Ainsi, si au fond Luigi s’est retrouvé en 2001 a devoir aspirer des trucs dans toutes les directions, c’était juste pour que les gens puissent tester et approuver les deux sticks et les nouvelles gâchettes du pad du GameCube. Et moi c’est ça que je trouve juste phénoménal avec ce jeu.
C’est qu’au fond, ce jeu, il n’est qu’un prétexte.
Il n’est qu’une pure idée ludique à laquelle on va chercher à donner corps.
Et c’est en cela que, pour moi, ce jeu est peut-être le plus digne représentant de ce qu’est la philosophie Nintendo. Chez eux on ne construit un jeu autour d’un univers ou d’une histoire. Non, chez eux on construit un univers et une histoire autour d’un jeu.
Et voilà comment s’est-on retrouvé avec ce manoir à explorer et avec ce pad à dompter.
Histoire de bien focaliser l’expérience sur les deux joysticks, pas de saut. Tout se fera sur l’axe x et y. On ouvre des portes. On ouvre des tiroirs. Eventuellement on redresse l’aspi pour siphonner les lustres ou bien on le baisse pour ramasser les billets qui trainent. Bref, tout va se jouer sur notre capacité à gérer notre espace avec ces deux sticks.
Et franchement - à l’époque – c’était juste ultra-fun.
Et si l’expérience fonctionnait à ce point c’était justement parce que Nintendo avait su faire les bons choix dans tous les domaines.
Premier très bon choix : celui de la malice.
Au fond Nintendo n’a pas misé sur un jeu qui nécessite une maitrise technique poussée pour avancer. L’essentiel est avant tout une question d’énigmes et de logiques. Des trucs toujours malins et astucieux qui nous obligent à tester les différentes interactions possibles entre nos outils et les lieux. Et si les plus dextres seront davantage récompensés à la fin, ce n’est néanmoins pas une obligation que de savoir manier le pad à la perfection.
Deuxième très bon choix : celui de la diversité.
A dire vrai plus qu’un choix il s’agit surtout d’un talent car il faut quand-même avoir une sacrée imagination pour éviter les répétitions et assurer une vraie diversification dans les salles, les énigmes et les habilités différentes que ce jeu s’efforce de nous faire explorer. Et là-dessus, franchement, chapeau.
Et enfin troisième très bon choix : celui de la densité.
Au lieu d’étendre le jeu sur des dizaines d’heures en répétant et diluant les mécaniques de jeu, Nintendo a fait le choix du compactement. Tout se réduit en un grand manoir d’une bonne quarantaine de pièces (tout de même) qu’on peut facilement explorer en moins d’une dizaine d’heures. Pas de temps mort. Pas de rallongement inutile. Juste quelque chose de suffisamment cossu pour permettre au joueur de pousser son art de l’aspiration de fantômes.
Et franchement tout marche.
On n’avait jamais fait de jeu comme ça.
C’était un défrichement total.
Et pourtant tout marche.
On prend progressivement la manette en main, sans réelle difficulté.
On peaufine petit à petit notre art du chopage de fantômes.
Et même s’il est court, le final de ce jeu nous invite à refaire la partie afin d’accomplir les choses avec davantage de maitrise et de dextérité, ce qui n’est clairement pas désagréable tant l’aventure est variée et peu répétitive.
En plus de ça l’espace visité a clairement son charme. Des détails visuels amusants aux petites mimiques de Luigi, de l’esthétique cohérente agrémentée de musiques vraiment à propos, tout participe vraiment à donner envie d’explorer cet univers.
Et si la première fois que je l’ai fini je me suis dit : « Ah bah c’était bien sympa. », la deuxième fois j’ai changé en disant : « C’est quand-même vraiment sympa ».
Puis après une dizaine de parties espacées sur une bonne quinzaine d’années, j’en suis arrivé à cette conclusion : « Mais en fait "Luigi’s Mansion" c’est toujours aussi sympa. »
Non mais franchement : combien de jeux – qui plus est des jeux de lancement – peuvent prétendre à un verdict de ce genre ?
Moi perso j’en ai très peu.
Et « Luigi’s Mansion » fait donc partie de ces jeux.
Au moment où j’écris cette critique (février 2020), ça fait plus de dix-huit ans que ce jeu est sorti. Et pourtant j’y pense encore.
Pire, quand je joue à « Luigi’s Mansion 3 » j’arrive à me dire : « n’empêche le tout premier il était quand-même largement mieux ficelé que cette suite là. »
Oui. Un jeu vieux de dix-huit ans arrive encore à tenir la dragée haute à un jeu d’aujourd’hui.
Pour moi, ça, franchement, ça dit tout.
Alors oui, je n’ai pas peur des mots : moi je considère ce « Luigi’s Mansion » comme un véritable chef d’œuvre.
Il a compris en 2001 ce que beaucoup de jeux d’aujourd’hui ne comprennent toujours pas.
Il a compris qu’au fond tout un jeu se construisait avant tout sur du ludisme.
Il a compris que le dense et le court valaient parfois mieux que le long et le répétitif.
Et surtout il a compris que toute la cohérence d’une œuvre se forgeait à partir du moment où elle était pensée autour du jeu et non autre chose.
Pas sûr que tout ça fasse de « Luigi’s Mansion » un chef d’œuvre intemporel qui soit tout aussi enivrant à jouer qu’il ne le fut hier.
Il n’empêche qu’il a su trouver sa place dans l’Histoire de son propre média et ça, l’air de rien, ce n’est clairement pas donné à toutes les œuvres…