Not For Broadcast
7.2
Not For Broadcast

Jeu de NotGames et tinyBuild (2022PC)

Le génie de la démarche, et de l'exécution, sautent tout de suite aux yeux : Not For Broadcast est un simulateur de régie d'émission télé où on se retrouve à devoir tripoter un tas de boutons en qualité de responsable d'une diffusion en direct. Le journal télévisé commence, on sélectionne la caméra 1 centrée sur le présentateur, puis on switche sur la caméra 2 au moment où la co-présentatrice prend le relais. Au moment du reportage en direct, on passe sur une autre caméra en prenant soin d'insérer des plans réaction et des vues d'ensemble sans dépasser les douze secondes d'un même plan. Vient ensuite la pause pub, que l'on synchronise soigneusement avec le timer en choisissant la cassette à diffuser. De retour en plateau, un invité nous demande un gros plan sur le livre dont il est venu faire la promotion ; mais le langage un peu trop fleuri d'un interlocuteur nous oblige à insérer des bips de censure aux bons moments, tout en évitant de zoomer sur la moue déconfite du journaliste qui l'interroge...


Not For Broadcast, c'est donc d'abord un concept formidable, dont la plus évidente qualité est d'être interprété et réalisé avec un incroyable sens du détail. Toutes les émissions proposées par le jeu sont assez longues (parfois 20, 30 minutes !) et intégralement jouées par des acteurs professionnels filmés sous plusieurs angles. Les sujets et situations sont assez variés, du classique journal télévisé ou deux speakers alternent les prises de parole entre deux reportages en direct, en passant par l'interview d'un réalisateur venu faire la promotion de son dernier film extraits à l'appui, jusqu'à l'intermède musical où l'on se retrouve à devoir cadrer un clip entièrement chorégraphié. Le jeu nous propose également des diffusions de meetings politiques où deux adversaires s'affrontent, un direct de dernière minute au chevet d'un enfant malade pour faire grimper l'audimat... en insérant, ici et là, de petits pièges propres au direct que l'on doit contourner par la force de réactivité et de notre talent d'improvisation. Cet homme politique, délicieux avatar caricatural de Nigel Farage, s'affiche une pinte de bière à la main en proférant des remarques sexistes provoquant la gêne de son adversaire. Cet artiste imbu de lui-même, aimable face caméra, saute sur la première occasion pour vilipender la journaliste qui l'interviewe, nous obligeant à retarder ou anticiper certains changements de caméra pour éviter que le conflit ne soit visible à l'écran. Nos émissions prenant place dans un contexte socialement tendu, on aura même régulièrement droit à l'irruption de manifestants nus en plein plateau, à des intervenants faisant valoir un droit de retrait en plein milieu d'émission, à de régulières moues dépitées ou tendues des présentateurs que l'on devra se débrouiller pour faire sortir du champ ; en tout, Not For Broadcast recèle de dizaines de situations uniques qui nous donnent l'impression d'être vraiment dans la réalité du direct.


Not For Broadcast est aussi un jeu anglais, ce qui, sans sombrer dans les clichés habituels, vaut quand même de la part de ses auteurs une tendance évidente à l'humour caustique. Le jeu alterne perpétuellement les tonalités blagueuses, allant de l'absurde monty-pythonesque (on se retrouve à filmer une compétition sportive de jet de cailloux dans une poubelle aux règles totalement incompréhensibles, rappelant un peu notre Kamoulox national) au malaise social à la Ricky Gervais (les gros beaufs vulgaires et gênants ont une place de choix parmi les personnalités auxquelles la parole est accordée) en passant par le bon gros bordel des familles où invités et journalistes s'insultent à qui mieux mieux dans des scènes de rage épiques évoquant les séries d'Armando Iannucci). Mises en valeur par le gameplay étonnamment neutre et précis de ce tableau de bord de régisseur où l'on assiste médusé à douze situations invraisemblables en même temps tout en devant absolument faire un choix de mise en scène professionnel, ces séquences sont tout simplement délicieuses : d'une part, donc, parce qu'elles sont admirablement bien jouées par des acteurs qui s'éclatent comme des petits fous à surjouer le grand cirque médiatique, et d'autre part, parce que le gameplay garde pour lui un aspect simulation très rigoureux qui nous fait authentiquement nous sentir responsable de ce qu'on va montrer, ou non. Le tout, en retranscrivant à merveille la sensation d'urgence et la nécessité d'improvisation permanentes du métier de réalisateur de télévision en direct.


La première heure de jeu est un délice absolu. Facile à comprendre, difficile à maîtriser, mais quoi qu'il arrive très drôle dans son résultat, Not For Broadcast a le bon goût de proposer, à l'issue de chaque émission, un visionnage en tant que spectateur du segment qu'on vient de tourner. Ce moment est un peu la cerise sur le gâteau du foutoir télévisuel, le petit plaisir coupable où l'on peut revoir, seconde par seconde, les choix qu'on a fait et le résultat parfois médusant de drôlerie de notre travail un peu bricolé. Ce qui est également très amusant à cet instant est qu'on peut enfin comprendre ce qu'on a filmé, car on est trop concentré pendant le direct pour saisir tout ce qu'on cadre. "On ne sait jamais ce qu'on filme", disait un grand sage ; le jeu apporte l'illustration parfaite de cette thèse en attendant du joueur une telle concentration pendant son direct qu'il ne comprend souvent qu'après-coup ce qui a provoqué un changement de comportement de l'un des présentateurs ou un incident technique obligeant à changer tout son plan de tournage. Il m'est même arrivé, dans des émissions plus avancées dans la partie, de ne strictement rien comprendre au sujet même de l'émission tant je suais à grosses gouttes pour maintenir un semblant de professionnalisme dans ma réalisation, interrompue toutes les deux secondes par l'une ou l'autre contrainte imprévue et les avertissements permanents de la chute d'audimat au fur et à mesure de mes erreurs.


L'erreur, dans Not For Broadcast, a un peu tendance à l'effet "boule de neige" : se planter une fois, être en retard d'une simple seconde sur un plan donné, manquer une censure à un point précis, a tendance à nous déphaser du rythme et à augmenter les erreurs suivantes, tant le rythme est effréné. C'est malheureusement ici qu'on touche à une première faiblesse du jeu, qui a un peu de mal à distinguer la contrainte amusante et l'empilement excessif de handicaps infligés au joueur. Au début, c'est rigolo et déstabilisant juste ce qu'il faut : les présentateurs amorphes aux moues qu'on essaye de tenir hors du champ, les starlettes énervées qui demandent des cadrages précis... Mais assez rapidement, les contraintes s'empilent, au point qu'on en perd vite la tête. On se retrouve à devoir jongler avec des interférences sonores, des micro-coupures, jusqu'à des défaillances de notre propre poste de travail demandant de jouer avec un ventilateur et d'éviter d'appuyer sur des boutons devenus conducteurs d'éléctricité... On passe assez vite du bordel amusant au bordel fatigant. Ce sera mon premier gros reproche au jeu.


Le deuxième reproche est une conséquence naturelle du premier : on est si souvent débordé qu'on ne comprend juste rien à ce qu'il se passe. On ne profite pas de l'humour des scènes, noyé que l'on est sous les switchs de caméras. On n'écoute pas le discours d'untel, trop occupé à en censurer les innombrables insultes. Le jeu utilise beaucoup le comportement de ses interprètes pour prévenir le joueur d'une crise imminente et lui permettre d'anticiper un jeu de caméra ou une diffusion de cassette ; or, dans les faits, il est très difficile, voire impossible, de prêter attention à ces indices quand on est déjà débordé par les imprévus et qu'il y a tant de boutons à presser dans un ordre précis qu'on ne peut même pas vraiment regarder les 4 (!) écrans de retour sur lesquels le jeu aimerait pourtant qu'on garde un oeil aiguisé en permanence. Les développeurs se sont déjà défendus sur ce point en assumant qu'il s'agissait d'une volonté 100% assumée, mais en fait, au bout d'un moment, ce n'est juste plus marrant quand la seule solution pour tourner une émission correcte devient de la recommencer littéralement dix fois. Je n'ai jamais obtenu rien d'autre que des grades D ou C (à l'exception du tutoriel) malgré d'innombrables tentatives. Est-ce vraiment la conception qu'on se devrait se faire d'un jeu ayant le "direct" au cœur de son propos ? Probablement pas.


En fait, les développeurs de Not For Broadcast ont du talent ; trop, à vrai dire, car ils tenu à ajouter tellement de mécaniques, tellement d'à-côtés, ils ont tant insisté pour être exhaustifs dans leur représentation de l'univers de la télé qu'ils ont oublié de faire le tri. Et leur plus grosse erreur ne vient selon moi pas des points susnommés, qui sont pénibles mais auraient à la rigueur pu être tolérés si le concept avait maintenu sa cohérence. Non, le gros échec de Not For Broadcast vient pour moi de son scénario. Certains l'ont clairement apprécié, mais pour ma part, je considère l'enrobage général du jeu comme un foirage total. On se retrouve donc non seulement à incarner un réalisateur dans sa vie professionnelle... mais également personnelle. Les émissions se voient en effet entrecoupées de phases de visual novel juste épouvantables où l'on passe d'un ton rigolard (pour les émissions) à une forme de sérieux excessif qui crée un dissonance fondamentale, et fondamentalement gênante. Notre régisseur rentre chez lui pour s'occuper de sa famille, parler avec ses amis, résoudre ses problèmes relationnels avec sa femme et ses enfants. Dès le début, on se fait appeler par un de nos amis qui nous demande un passeport pour fuir le pays. En essayant de forcer la narration et le discours politique à la "Papers, Please", Not For Broadcast ne réussit qu'à mélanger des expériences schizophrènes, incompatibles tant dans leurs mécaniques que dans leur tonalité.


En faisant l'impasse sur la traduction française dégueulasse (et pourtant indispensable, car sinon on joue au reste du jeu sans sous-titres français, ce qui est extrêmement compliqué même pour une personne bilingue) de ces phases narratives, en admettant la tentative des développeurs et scénaristes d'étoffer leur propos quitte à faire preuve de gloutonnerie, on en vient quand même à un point où le jeu s'écroule, quoi qu'il arrive : en essayant de donner un sens profond à l'évolution de ses séquences, qui, on le comprend assez vite, sont liées par un lore étonnamment travaillé où l'on comprend être au service d'un gouvernement dictatorial. L'histoire du jeu et le contenu de ses émissions ont une progression logique qui dépendent de nos choix de diffusion, ou d'actions pendant les séquences narratives. Et là, patatras : étant donné que la partie "simulation de direct" continue sans arrêt d'ajouter des contraintes rendant la moindre émission totalement bordélique, il devient impossible pour un cerveau humain normalement constitué de comprendre la moindre bribe de ce qui s'apparente à une grande fresque dystopique. Là encore, l'intention est louable, et le travail abattu manifestement conséquent, mais ça ne fonctionne juste pas : déjà parce qu'on n'a pas le temps de s'intéresser au contenu à proprement parler de ce qu'on filme (alors que c'est l'un des propos assumés du jeu), et d'autre part parce que le jeu échoue à marier l'humour largement excessif (mais efficace) de ses scènes filmées avec le tragique ostentatoire de certaines évolutions de l'histoire. Entre rire ou pleurer, il faut choisir ; mais comme on ne peut pas, on ne ressent plus rien.

boulingrin87
6
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Créée

le 28 juil. 2023

Critique lue 44 fois

2 j'aime

Seb C.

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