Après neuf années d’attente, il y avait quelque chose de lourd dans l’air au moment de démarrer Persona 5 pour la toute première fois. Les afficionados de la série le savent, s’engager dans un nouveau Persona, c’est commencer une longue et exaltante aventure, du genre de celles qui vous font pousser jusqu’au prochain point de sauvegarde alors qu’il est déjà 3 heure du mat’.
Ouverture, vidéo introductive, « Wake up, Get up, Get out there », succession de protagonistes dont on ne connait encore rien mais dont on sait qu’ils feront le sel des dizaines d’heures de jeu à venir, jusqu’au moment où il faudra dire au revoir, quand le boss de fin aura rendu l’âme et que l’année scolaire se sera écoulée… La formule des Persona est toujours la même, alors forcément, on pouvait craindre que les petits gars de chez Atlus aient fini par s’enfermer dans un concept qu’ils seraient incapables de transcender. Pourtant, il y a dans ce tableau pré écran titre quelque chose qui sent déjà l’exceptionnel, un petit indice de l’extraordinaire ambiance de la fête à venir.
La première demi-heure d’un jeu vidéo est souvent annonciatrice du genre d’expérience qui attend le joueur le long du chemin, et, de ce côté-là, on peut dire que Persona 5 vous envoie dans la lune à peu près de la même façon que ne l’a fait votre premier tour de Space Mountain, quand, gamin, vous ne vous attendiez pas du tout à être propulsé en direction des étoiles à une telle vitesse, et si brusquement. Quel incroyable changement ! Après les débuts extrêmement mous de Persona 4, le prologue de son successeur est tellement accrocheur que vous allez devoir demander de l’aide pour réussir à lâcher la manette. L’évasion mise en scène dans ce prologue est une entrée en matière fantastique, et on y trouve à vrai dire déjà tout ce qui fera ensuite de Persona 5 une œuvre majeure : Une ambiance qui crève le plafond pour un RPG d’une cohérence et d’une intelligence prodigieuse.
Si de cohérence il est question, c’est que de cohérence il s’agit. Le dernier titre d’Atlus interroge sur ce que cela signifie de raconter une histoire par le biais de l’outil vidéoludique. Là où d’autres productions s’arrêtent à l’écriture d’un scénario et construisent ce qu’il y a autour comme de simples « à côtés » complètement accessoires, Persona 5 est manifestement pensé pour que chaque élément serve la narration globale. Les personnages racontent une histoire, le scénario, bien sûr, raconte une histoire. L’immense force, la valeur ajoutée de ce P5 réside dans le fait que la musique raconte la même histoire, le rythme, le level design, la direction artistique, même l’interface absolument sublime, toutes les briques de ce qui fait usuellement l’identité globale d’un jeu vidéo sont montées de façon cohérente et dans un but commun. Peut-être, surement, est-ce là la marque des grands noms du jeu vidéo, la faculté de construire une œuvre dont chaque élément raconte la même histoire, et ce jusque dans les moindres détails.
Tout se mêle ainsi avec élégance pour offrir parfois quelques très grands moments de grâce. Je ne peux être le seul à avoir succombé à chaque fin de mission, lorsque « Life will change » s’enclenche dès le retour dans le donjon, donnant l’illusion éphémère d’être l’un des Phantom Thieve sur le point de changer la face du monde.
Si Persona 5 s’était arrêté à un tel bilan, il aurait déjà pu figurer très honnêtement au panthéon des tous meilleurs JRPG. C’est cependant sous-estimer un pan incontournable de la saga, qui aime creuser et donner du sens à ses opus en leur conférant différents niveaux de lecture dont on comprend souvent l’ampleur dans les tous derniers mois du calendrier in-game. Pour les non-initiés, rappelons que le terme de Persona est à l’origine un mot latin désignant les masques utilisés par les acteurs de théâtre, avant d’être repris plus tard par Carl Gustav Jung dans des études de psychologie analytique pour désigner la partie de notre être que nous montrons au public et qui nous sert de posture de sociabilisation dans nos rapports avec les autres. Faire la part entre ce qui relève du moi intime, et ce qui relève du Persona est un processus complexe par lequel tout le monde passe en grandissant. C’est entre autre pour cela que les protagonistes de Persona 5 sont si attachants, c’est que leur lutte interne pour se définir envers eux-mêmes, envers leurs proches et envers le reste de la société fait écho à des émotions que tout le monde a déjà plus ou moins expérimenté.
Au-delà de la psychologie analytique, Persona 5 fait preuve, comme son prédécesseur, d'une maturité presque avant-gardiste en mettant en scène un certain nombre de thèmes très sensibles et finalement assez peu présent dans l'univers du jeu vidéo. Si l’on peut regretter qu’une certaine partie de ces réflexions ne soient jamais qu’amorcées sans toujours être profondément traitées, faire face à un jeu qui s’attaque à des grandes questions sociétales sans devenir lourdingue, c’est suffisamment rare pour être salué haut et fort. Du harcèlement, à l'inefficacité de la justice à appréhender les formes d'abus les plus perverses et les plus institutionnalisées, en passant par le rapport des masses aux médias, les Phantoms Thieves vont progressivement éveiller leur conscience à un monde finalement très sombre où les adultes sont souvent dépeint comme des êtres abjectes, dérangés, déconnectés des autres et marqués par des égos surdimensionnés. En refusant l'idée que passer à l'âge adulte, c'est se fondre dans ce moule, les Phantom Thieves vont révéler leurs pouvoirs et progressivement s'ériger en défenseurs de la justice (au sens le plus candide du terme). Décidés à mettre les pires adultes face à la perversion et la mégalomanie de leurs désirs, nos héros finiront par s'attaquer à la société entière, signe que le conflit générationnel est au centre de ce cinquième et brillant opus.
En résumé, Shin Megami Tensei : Persona 5 est une œuvre qui va probablement faire sortir la saga de la niche qui ne la réservait qu’aux joueurs qui s’intéressaient un tant soit peu aux RPG japonais. Il faut dire que P5 corrige nombre de points faibles de la série sans en trahir l’identité: La narration n’est plus si linéaire (le jeu, d’une façon très maligne, ne fait pas qu’avancer un jour après l’autre), le rythme est bien plus chiadé, les phases de vie quotidienne peuvent être accélérées, le level design est beaucoup moins rébarbatif, les combats mieux rythmés… L’interface est somptueuse, la bande sonore est exquise, même le travail sur la typographie est d'un niveau totalement étonnant. Lorsque l'on pense que ce cocktail presque parfait peut se laisser siroter pendant une bonne centaine d'heures de jeu avant d'en voir le bout, on se dit qu'on est quand même pas loin d'avoir sous les yeux ce que le japon a produit de mieux en terme de jeux vidéo sur les dix dernières années. Si vous n’avez jamais tenté l’aventure Persona et que cette critique malhabile a éveillé votre curiosité, foncez, n’hésitez plus, nul doute que comme moi, vous en ressortirez avec l’âme d’un Phantom Thief.