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Critique publiée à l'origine sur Etoile et Champignon.fr Levons un malentendu : le game-designer Lucas Pope, à qui l’on doit Return of the Obra Dinn, n’est peut-être pas le « créateur à message » que...
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le 23 avr. 2020
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Si la devanture de votre Monoprix n'a plus de secret pour vous et vos chiens, et que la ZAD locale a remplacé vos vacances au Cap d'Agde, il ne fait aucun doute que vous serez déjà familiers avec le nom de Lucas Pope. Ce développeur indépendant qui s'était illustré par sa simulation de travail à la chaine en territoire communiste ("Papers Please" pour les intimes) a apparemment cru bon de récidiver le 18 octobre dernier en nous gratifiant d'un tout nouveau jeu de son cru : Return of the Obra Dinn. Alors parce que vous êtes des gens de bien qui préférez attendre que Red Dead Redemption 2 baisse de prix plutôt que de vous ruer dessus comme des sauvages (à qui je vais faire croire ça moi...), équipez votre fidèle perroquet et entonnez vos plus beaux "YO OH !" : on part à l'abordage de ce titre qui ne manque pas d'idées (mais qui aurait surement dû un peu mieux réfléchir à la façon de les mettre en œuvre) !... oh et prévoyez un sac à vomi aussi, ça peut servir...
Balayons tout de suite le point qui divisera probablement le plus les joueurs : la direction artistique. Fraichement débarquée d'un Apple II à voyager dans le temps, elle se veut ouvertement vétuste et prend son inspiration directe des tous premiers jeux d'aventure en 3D du début des années 80 à travers ses graphismes ultra-pixelisés et sa monochromie. Même le choix des teintes est un clin d'œil évident aux vieilles bécanes avec des noms comme "Apple II", "Commodore" ou "IBM" qui ne vous évoqueront probablement rien si vous n'êtes pas un puissant mage de plus de 30 ans. Alors avec une réalisation aussi "inspirée artistiquement", il ne fait aucun doute que la guerre fera rage avec la Dissidence Indépendantiste qui s'extasiera sur ce parti pris exceptionnel et tellement disruptif remettant en cause notre existence dans ce monde morne et sans couleur, tandis que l'Élite Ménestrelo-Jeux-Vidéoludique tournera le dos avec dédain à l'instant même où elle se rendra compte de la cruelle absence de testicules chevalines et de l'impossibilité de dessiner des bites dans la neige.
Personnellement, je suis toujours enthousiaste en voyant de la belle 2D et du pixel-art de qualité. Mais même s'il faut reconnaître que cette esthétique n'est pas dénuée de personnalité, il faut également admettre que la représentation des teintes par points à densité variable donne un rendu relativement brouillon, tandis que la visualisation des détails, d'autant plus à distance, s'avère être un véritable calvaire par la pixellisation à outrance de l'image. Un peu d'audace artistique est toujours la bienvenue, mais jamais quand elle empiète inutilement sur le gameplay. Ce qui s'avère particulièrement dommage, c'est que dans un jeu d'enquête, la visualisation des détails est loin d'en être un...
Navigation en eaux troubles...
Nous sommes ici confrontés à un jeu d'aventure et d'enquête en vue subjective. Vous y incarnez l'inspectrice (ou l'inspecteur selon le bon vouloir du p'tit bonheur la chance) en chef du bureau des assurances et des réclamations de Londres (probablement quelqu'un de merveilleux en somme) qui a été mandatée pour mener l'enquête sur le sort de l'équipage de l'Obra Dinn, un voilier désormais abandonné après des circonstances qui restent pour le moment inconnues. Je tenais dès à présent à soulever un point tout simplement inadmissible, c'est bel et bien le caractère oppressif de ce jeu ! M'identifiant en tant que mâle blanc cis et hétérosexuel, je me suis senti agressé d'avoir été obligé d'incarner une femme à laquelle je n'ai bien évidemment pas pu m'identifier en raison de mon absence de capacité empathique ! J'ai d'ailleurs retranscrit mon dégoût à travers un thread Twitter car ces mentalités doivent changer, on est en 2018 bon sang ! Enfin bref, continuons...
Pour vous aider dans votre investigation, vous êtes affublés d'un carnet, contenant un croquis de l'équipage, une liste de noms assignés à une profession et une nationalité, ainsi que les chapitres relatant les péripéties du bateau, pour l'instant vides, mais qui ne manqueront pas de s'étoffer au fil des découvertes. On vous fourni également Memento mortem, une montre à gousset permettant de retracer les derniers instants de la vie d'un cadavre, l'outil parfait d'un enquêteur. Et cet attirail est très clairement la meilleure idée qu'apporte le titre tant la perspective de remonter le temps à la manière d'un Ghost Trick s'avère séduisante et ouverte à une montagne de possibilités : voir la cause de la mort de la victime, identifier le meurtrier, découvrir un nouveau cadavre nous amenant un nouveau pan de l'histoire, voire même... hmm, en fait c'est tout. Outre cette pauvreté criante dans l'exploitation de ce concept qui s'annonçait pourtant prometteur, la narration est plombée par une linéarité tout aussi dommageable. Mais pour expliciter ce point, il me faut d'abord vous présenter brièvement l'histoire par laquelle est passé l'Obra Dinn et ses occupants. Ne vous en faites pas, je ne spoilerai que les 5 premières minutes de jeu.
C'est pas l'homme qui prend la mer, c'est la narration qui prend l'eau, tin tin tin !...
Avec un équipage décimé dans sa quasi-totalité et en proie à une effroyable mutinerie menée par les derniers matelots restants, le capitaine de l'Obra Dinn s'était cloîtré dans ses quartiers. Profitant de l'effet de surprise, le vieux loup de mer enfonça la porte et fit goûter une volée de plombs à l'un de ces chiens de mutins. Il se retrouva dès lors aux prises avec son camarade, bien décidé de venger la mort de son frère d'armes. Alors que la bataille faisait rage entre les deux hommes, aucun d'entre eux n'avait remarqué qu'un troisième moussaillon avait profité de la confusion pour passer par la fenêtre et agresser sournoisement... comment ça je suis en train de vous raconter la fin ? C'est pas ma faute si c'est vraiment les 5 premières minutes de jeu ! Car oui, autant j'aurais à redire sur la narration par la suite, autant le fait de commencer par la fin est plutôt osé, voire même contribue à placer le joueur en tant qu'enquêteur froid et insensible au sort des marins puisque l'on est plus ou moins fixés dès le départ sur le sort de l'équipage.
Mais là où le bât blesse, c'est qu'avec une narration qui surprend ainsi le joueur, on pourrait s'attendre à plus de réflexion dans son développement, avec par exemple des évènements qui s'entrecroisent, des quiproquo menés par certains enchainements et dont la vérité ne serait rétablie que bien plus tard à la manière d'un Her Story (qui n'avait bien que ça pour lui ce pauvre jeu)... mais en fait non. Le déroulement se fait selon un schéma mécanique : la progression se fera toujours du plus récent au plus ancien dans les flashbacks, et du pont à la cale pour l'enquête dans le présent. Cette linéarité est épaulée par une forte monotonie induite par les mécaniques de gameplay qui achèvent de pourrir l'expérience.
À chaque souvenir exploré, vous disposez d'à peu près 30 secondes avant que l'écran ne se fonde au noir et que la situation ne soit mise à jour dans le carnet. C'est lourd, très lourd, et ça coupe surtout l'enquête en plein milieu, ce qui donne très vite envie d'attendre la mise à jour du carnet avant d'inspecter la scène... AU BOUT DE 30 SECONDES ! Et le pire, c'est que même en faisant ça, dans la plupart des cas, on se retrouvera presque sommés par la sonnerie de notre boussole d'aller trouver le cadavre caché dans le tableau pour passer au souvenir suivant (...enfin précédent... vous m'avez compris). Et si le cheminement n'était pas déjà suffisamment guidé, un simple clic pour calmer cette montre hystérique plonge le monde dans les ténèbres et nous indique le prochain cadavre à inspecter en surbrillance blanche, alors l'unique élément visible du décor. Ces scripts avaient probablement pour but de fluidifier l'expérience du joueur, mais le résultat s'en trouve être plus frustrant qu'autre chose tant on se sent brusqués et pressés par le temps tel un certain lapin blanc notre montre à la main. Si bien que la découverte de la dernière scène sonnera comme une libération et le début de la véritable enquête. Et malheureusement, encore ici, l'enquête n'est pas dénuée de défauts.
Les 60 petits nègres
Car si l'on peut déplorer que la découverte du récit se fait de façon bien trop simple, voire même guidée par un fil lumineux (qui a dû un peu trop forcer sur le rhum des boucaniers vu les détours et les zigzags pour parfois revenir au même endroit) là où des chapitres clé auraient pu n'être accessibles qu'en résolvant une énigme, en retrouvant un code ouvrant un coffre renfermant un trophée de guerre par exemple, l'enquête en elle-même n'est absolument pas du même acabit. On se plaira au départ à naviguer entre les flashbacks pour essayer de réunir des informations, d'identifier des visages en croisant les détails réunis à travers des conversations : une langue ou un accent atypiques, une filiation ou une relation professionnelle avec un autre membre d'équipage par exemple. Mais bien vite, on se retrouvera tout simplement bloqué. Et ce n'est pas faute d'avoir essayé puisqu'au bout de 9h de jeu, dont au moins 5 à uniquement essayer d'identifier les occupants, certains me paraissent même impossibles à deviner de façon honnête, n'apparaissant par exemple que dans deux scènes où ils ne jouent qu'un rôle de figurants. J'ai eu beau trouver des indices relativement cryptiques obligeant à croiser de nombreuses informations, je ne m'en suis sorti qu'avec moins de la moitié des cas élucidés, ce qui n'a apparemment pas trop plu à mon employeur. Ce dernier est d'ailleurs un bel enfoiré dans la mesure où il se garde jalousement l'un des chapitres qui semble capital dans tout cet imbroglio. Mais en sachant cela, pourquoi continuer à chercher des indices qui pourraient n'être fournis que dans le-dit chapitre ? Si tous les éléments étaient mis à notre disposition pour que la réussite soit à portée de main, la curiosité pourrait l'emporter, mais à quoi bon gâcher plusieurs heures de sa vie à chercher des réponses qui pourraient ne jamais venir parce que le jeu l'a décidé ?
Et c'est peut-être ça le véritable drame qui a frappé l'Obra Dinn : un navire amoureusement dirigé par son capitaine Lucas Pope, manœuvrant à la fois une direction artistique personnelle, une musique sympathique retranscrivant à merveille l'ambiance de la navigation maritime, et des mécaniques originales, accompagné par son équipages de traducteurs, de testeurs et de 38 doubleurs, mais qui a connu en malencontreux naufrage durant son périple à force de partir à la dérive sur les eaux tumultueuses du game design. Et un tel gâchis, franchement ça a le don pour me dégouter... Pour la peine, je vais aller me prendre Red Dead pour me calmer tiens ! Apparemment le cheval peut faire caca, c'est trop réaliste putain !
Créée
le 6 nov. 2018
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