Grand amateur de jeux d'horreur, je n'ai jamais été aussi bien servi par le genre (ou dirons-nous plutôt, la thématique) que dans les années 1990-2000, époque qui a vu naître et prendre forme le survival horror (avant que la décennie 2010 ne l'abatte d'une balle dans la nuque pour le laisser gésir au milieu de la route, mais c'est une autre histoire). Du premier Alone in the Dark à son spin-off promotionnel Jack in the Dark (qui s'en souvient ?), des débuts de Silent Hill jusqu'à un quatrième épisode aussi précieux que controversé, des Resident Evil ancienne formule là aussi jusqu'à un quatrième épisode hautement mutagène, en passant par quelques géniaux outsiders comme les Project Zero... quinze ans ont bien dû s'écouler pendant que je farfouillais les étals de jeux d'occasion à la recherche de la pépite planquée, celle qui m'empêcherait de dormir la nuit et me garderait frissonnant bien après avoir éteint l'écran. C'est en tombant tout-à-fait par hasard sur un upload relativement récent de la bande originale de Scratches par le compositeur lui-même, Cellar of Rats, que me sont revenus en flashs des souvenirs de 2006, qui reste probablement à date ma dernière vraie grande année de plaisir horrifique dans les jeux vidéo. Je tâtais alors du Condemned sur Xbox 360, ébahi par la beauté technique et la recherche artistique des magiciens de Monolith (qui, à l'époque, n'étaient pas détachés sur la saga Shadow of Middle-Earth - paix à leur âme), et trouvai dans un bac une boîte usée du pourtant tout récent jeu d'Agustin Cordes, fondateur du studio Nucleosys dont Scratches fut le seul et unique jeu.
Je dis "fut", car Agustin Cordes est, aujourd'hui, un petit margoulin. Petite pause culture avant d'entrer dans le vif du sujet. Scratches a connu son petit succès d'estime en 2006 - j'y reviendrai, évidemment - et l'Argentin a, en 2012, lancé une campagne participative visant à financer son deuxième jeu en indépendant. Intitulé Asylum, le jeu a atteint ses modestes objectifs de financement et a d'abord donné naissance à un spin-off promotionnel gratuit nommé Serena, aujourd'hui encore disponible sur Steam et dont l'objectif était de tâter le terrain pour le nouveau moteur maison de Cordes. Nommé Dagon, le moteur était (l'usage du passé n'est pas anodin) une sorte d'évolution de la technologie de Scratches consistant à proposer une fausse 3D, histoire de pouvoir facilement être pris en main par des petites équipes et de pouvoir tourner sur toutes les configurations. Jusqu'ici, tout allait bien. Mais à partir de 2014, Senscape, la nouvelle structure de Cordes, déjà en retard sur la livraison promise, a commencé à raréfier ses mises à jour Kickstarter, posté une courte démo jouable prometteuse d'Asylum, jusqu'à sombrer dans le silence complet. 2022 marque les dix ans du triomphe du financement participatif d'Asylum, et le jeu n'étant pas sorti, il s'agit pour moi de l'unique vaporware que j'ai contribué à financer... ainsi qu'une piqûre de rappel sans doute nécessaire sur le fait que les promesses n'engagent que ceux qui y croient.
Même si l'aura d'Agustin Cordes est aujourd'hui inévitablement un chouïa ternie (pas la peine de faire semblant, j'ai toujours en travers de la gorge les 15 dollars américains lâchés il y a 10 ans tout rond - qui sait quel homme je serais devenu aujourd'hui si j'avais alors épargné cette fortune ?), j'ai envie, en 2022, de pardonner. Oui, Agustin, je te pardonne. Je te pardonne, car, après mûre réflexion, ces 15 dollars additionnés au 8 euros lâchés pour ce Scratches récupéré en loose dans un bac à occasions de mon Addon de quartier ne valent pas le prix que j'aurais du payer pour ce dernier.
Commençons par les points qui fâchent : Scratches est techniquement dépassé. Du genre, violent. Scratches était déjà ringard à sa sortie, et un seul fait suffira à le prouver (qui mettra du même coup 20 ans dans la vue des plus anciens) : le jeu n'a daigné être édité chez nous que par Micro Application, sorte de Microïds avant l'heure qui vendait essentiellement des sharewares à demi-branlés, des logiciels éducatifs comme le code de la route et une poignée de jeux casual dont la série des Nancy Drew. Scratches est tout de même venu se loger dans leur catalogue très étrange parmi une infime minorité de titres "gamer" reconnus, dont fit par exemple partie le jeu Experience 112 du regretté Eric Viennot décédé le mois dernier, mais c'était davantage l'exception qui confirmait la règle. Globalement, le logo Micro Application n'a sans doute pas aidé à la promotion du jeu, au même titre que son aspect technique donc, servi sous forme d'un gameplay à la première personne où l'on navigue entre plusieurs images en deux dimensions étirées panoramiquement. Cette technologie, plus ou moins inventée pour le jeu vidéo d'aventure par les Français de Cryo Interactive dans les années 1990 sous le nom d'Omni-3D, n'attirait plus personne depuis longtemps en 2006 (c'est d'ailleurs à peu près cette année que la structure succédant à Cryo, Dreamcatcher Interactive, a sorti le dernier épisode de l'anciennement populaire série Atlantis utilisant cette techno, dans une indifférence totale qui signera son arrêt de mort). Avec les avancées permises par les consoles nouvelle génération et l'effondrement de popularité du point and click qui a failli littéralement disparaître dans la décennie 2000-2010, voir débouler ce Scratches, bloqué en fausse 3D, en 4/3, exclusivement sur un support PC alors à l'agonie (Steam vendait alors trois jeux en tout et pour tout) a fait tellement de peine à tout le monde qu'on le trouvait en soldes à 8 euros même pas quelques mois après sa sortie.
Malgré tout, pouf : on enfourne le jeu dans son lecteur CD-ROM, Micro Application ayant gardé l'obligeance de ne pas presser ses logiciels sur DVD pour rester accessibles à la plèbe (je leurs rends ici grâce). Une courte installation plus tard et ce sont les premières notes du thème composé par Cellar of Rats qui crachotent dans les hauts-parleurs. En fond visuel, un manoir menaçant sous un ciel orageux qui fait penser à la boîte du premier Alone in the Dark, en plus réaliste. Ces notes trottent aujourd'hui encore dans ma tête, et, rétrospectivement, me font beaucoup penser au style des films Conjuring dont le premier allait sortir au cinéma peu de temps après : violons discordants, piano subtilement désaccordé mais tout de même mélodieux, brusques montées d'instruments à vent interrompues avec la même violence. Sauf que Scratches est donc un point and click. Dans ce jeu, nulle gestion de la santé, pas de combats ; aucune action autre que cliquer sur des morceaux de décor pour ouvrir des tiroirs, lire des lettres ou allumer des bougies. Et pourtant, on commence à se laisser cueillir, à se laisser bercer par le son de nos propres bruits de pas sur le parquet grinçant tandis que l'on explore la maison en plein jour.
Scratches nous met dans la peau d'un écrivain d'horreur qui, en quête d'inspiration, débarque en résidence dans une vieille bâtisse en espérant pouvoir taper son prochain chef-d'oeuvre en paix. On clique sur la valise, on sort la machine à écrire, on la met dans l'inventaire d'un autre clic, et d'un troisième, on la pose sur la table de la chambre. Ensuite, l'exploration peut commencer. On s'en rend compte rapidement, le jeu est structuré en deux étapes qui alternent perpétuellement : une phase d'exploration diurne, où l'on arpente librement les intérieurs et extérieurs de la masure en essayant d'ouvrir ce qui est fermé et de réparer ce qui est cassé ; puis une phase nocturne, où après avoir cliqué sur son lit pour s'endormir (à des instants de la progression imposés par le jeu) on se retrouve systématiquement réveillé par des grattements sonores et insistants à l'intérieur du mur de la chambre. D'où donc Scratches, le titre. Il n'y aurait sans doute pas lieu de crier au génie à ce stade (voire d'abonder dans le sens de 01.net, l'un des rares sites ayant daigné se frotter au jeu, affirmant poliment dans son test d'alors : "ce jeu se révèle peu convaincant"). Si ce n'était, donc, le sound design saisissant que le jeu déploie pour rendre ses bruits d'ambiance crédibles et terrifiants. Aujourd'hui encore, le travail de Cellar of Rats sur les sons et musiques continue de me sidérer par leur aspect profondément creepy et réaliste, avec une excellente spatialisation qui donne en permanence l'impression d'être entouré par une menace invisible. Même en connaissant alors les limitations du moteur, même en comprenant pertinemment l'impossibilité technique du moteur à faire apparaître des éléments mobiles comme des monstres ou autres trucs flippants, le travail abattu sur le son est tellement phénoménal que je me suis ramassé en 2022 la même trouille qu'en 2006. Le même frisson glacé qui me parcourt l'échine à l'écoute de ces putains de grattements dans les murs, dont on entreprend dès lors de comprendre la provenance.
Et là, peu à peu, le piège Scratches se referme. Conscients qu'il n'est pas possible de faire peur comme les grands avec de petits moyens, Agustin Cordes et son équipe se débrouillent pour filer les chocottes d'une façon à la fois assez neuve et assez tradi, en maintenant l'immersion à la première personne dans des décors figés. La question, l'unique obsession du joueur devient de comprendre d'où proviennent ces grattements. On étudie la topographie du manoir, on regarde des morceaux de plans, on passe des coups de fil au proprio pour essayer d'éclaircir progressivement le mystère. A côté de cela, l'attirail classique du pointer-cliquer se charge de nous donner accès progressivement à de nouveaux outils et zones nous rapprochant de la résolution. J'ai été, une nouvelle fois, totalement happé, malgré les grosses ficelles bien scriptées (qui font qu'il est toujours compliqué de s'en sortir sans solution, soyons honnête), par la manière qu'a le jeu de tisser de son noeud de mystères, la façon qu'il a de nous laisser le dénouer, par des moyens parfois détournés ou accidentels. Scratches, derrière la qualité vraiment épatante de sa bande sonore, possède aussi un côté littéraire particulièrement à propos, à travers la façon dont le personnage s'exprime, le style des écrits qu'on trouve dans la maison, mais aussi, et de manière peut-être plus importante encore, par les nombreux biais astucieux, voire savants, par lesquels cette dernière s'impose progressivement comme un personnage à part entière. Scratches fait montre d'une science aiguë de la narration, d'une capacité à raconter une histoire de façon souvent muette, par les moyens auxquels il recourt pour nous faire explorer sa bâtisse. Les heures passent pour le joueur, les jours défilent pour le héros, et l'envie d'en percer les secrets se fait plus pressante à mesure qu'on découvre des choses étranges.
L'histoire de Scratches est formidable. C'est, je pense, l'un des nombreux autres points forts du jeu, qui s'attache à offrir un récit très logique et rationnel où ne fait que poindre l'irrationnel, plutôt que nous embarquer dans un délire paranormal où l'explication n'aurait pas cours. On finit la partie en comprenant d'où provenaient ces grattements. En comprenant pourquoi ça grattait, ce qui grattait. Le jeu devient d'autant plus terrifiant qu'il choisit délibérément de rester réaliste, avec la juste touche de surnaturel pour maintenir et faire croître le sentiment d'insécurité. De nouveau, le jeu m'a terrifié. Malgré son cheminement parfois injustement scripté, malgré sa technique désuète (même si largement acceptable selon moi), malgré toutes les tares que pouvait se trimballer le genre en en précipitant la chute, Scratches fait partie des rares jeux d'horreur qui m'ont authentiquement noué les boyaux lorsque j'y ai joué pour la première fois, et de même à sa redécouverte. Le travail minutieux sur le son, sur l'architecture des lieux, sur la façon de faire monter la pression, m'ont valu certaines de mes plus belles frayeurs de toute ma vie de joueur. Une séquence très précise, qui avait failli me valoir un arrêt cardiaque à l'époque, a d'ailleurs reproduit chez moi l'exact effet d'effroi absolu et paniqué alors que je savais ce qui m'attendait. La séquence de la chaudière. La séquence de la putain de chaudière. Je pourrais vous spoiler, vous dire exactement ce que vous y verrez et ce que vous y entendrez ; vous pourriez tout savoir, atteindre ce point exact du jeu, être préparé au maximum, que vous vous chieriez dessus avec la même ferveur sans lendemain.
Scratches, c'est ça : l'association d'une bande-son d'exception et d'une solitude savamment distillée dans un petit monde aux accents lovecraftiens parcimonieusement distribués. Ce que le jeu perd en fluidité et en naturel dans la progression, il le gagne en gestion de l'atmosphère et en puissance du récit. Passé un certain stade de la progression, je ne pouvais plus reposer la souris. Je ne pouvais plus quitter le jeu. Deux heures du matin, et il fallait que je sache, de nouveau. J'ai finalement assez peu ressenti ça, même sur les meilleurs jeux d'horreur, que je pouvais tranquillement débrancher en pensant à autre chose. Scratches, lui, ne m'a pas laissé faire ça. Il m'a enveloppé de son atmosphère mélancolique et insidieuse comme on enroulerait quelqu'un dans une couverture chaude et élimée. Puis il m'a piqué peu à peu de ses aiguilles de doute et d'incompréhension. Il m'a inoculé le virus d'une persévérance acharnée face à une menace invisible mais terrifiante. C'est un sentiment très curieux de constater qu'un tout petit jeu indé déjà démodé à sa sortie fasse un tel effet, surtout quand on est habitué des jeux d'horreur et d'angoisse. Et pourtant.
En 2022, et depuis quelques années, Scratches fait partie du catalogue Steam dans sa version Director's Cut. Des améliorations appréciables sont au programme, comme le support widescreen et une compatibilité native avec les systèmes d'exploitation modernes. L'étonnamment chouette version française proposée en boîte par Micro Application n'est malheureusement pas disponible, s'agissant manifestement d'une version américaine avec textes et voix (entièrement sous-titrées) en anglais. On notera auss l'ajout d'un chapitre bonus apportant des éclaircissements supplémentaires sur l'histoire : sur le papier, c'est plutôt chouette, car le point final du jeu original m'avait tellement retourné le cerveau à l'époque (de manière positive) que j'étais impatient d'en apprendre plus. En pratique malheureusement, ce chapitre un peu vite bricolé joue surtout dans la cour du fan-service et commet l'erreur d'éclairer une zone d'ombre qui donnait son charme au récit original. Mais rien n'empêche d'ignorer complètement ce supplément pour découvrir le Scratches primordial, que je classe aujourd'hui encore dans mes toutes meilleures expériences de trouille vidéoludiques, et que j'encourage chacun à tester, même au prix d'une certaine perséverance face à la désuétude de l'emballage et du gameplay.