Spec Ops: The Line est un vrai sujet délicat qu’il est difficile d’aborder sans divulgâcher. À première vue, il accumule toutes les tares du cover-shooter de base. Son gameplay, sans être mauvais, n’a rien d’original ou de particulièrement réussi, il est dans la norme de son époque. Dès lors, je vois deux approches possibles pour ce jeu. Soit on le juge pour ses qualités purement ludiques (ce qui le rend médiocre), soit l’on considère que la démarche artistique est plus importante et peut justifier un tel choix même a posteriori. Je penche pour la seconde option.
Spec Ops réutilise les codes du jeu de tir militaire pour mieux les subvertir et faire passer son message. Sa portée va bien au-delà de la simple posture anti-guerre, elle s’adresse directement au joueur en le forçant à se remettre de plus en plus en question via des procédés étonnamment efficaces (comme ces écrans de chargements). Il met à bas le conditionnement du joueur à l'héroïsme militaire. Plutôt que de le récompenser pour ses tueries comme à l'accoutumée, il lui met directement dans la figure les conséquences de ses actes. (Ironiquement la voix du protagoniste en VO est aussi celle de Nathan Drake, ce meurtrier de masse). En lui offrant des choix moralement ambiguës, dont l'issue n'est jamais bonne, il ne fait que démontrer leur illusion.
La grande qualité du jeu est sa narration complexe et son rythme maîtrisé qui fait même de sa linéarité une force. Il possède plusieurs niveaux de lecture et de nombreux détails importants qui, bien dissimulés, peuvent faire changer la compréhension de l'œuvre. Disons simplement que la réalité des évènements est soumise à interprétation. Largement inspiré du roman Heart of Darkness (de Joseph Conrad) et de Apocalypse Now, il partage la même quête vers l’horreur absolue, celle qui est enfouie en chaque être humain, latente, prête à refaire surface lorsque le rempart de la civilisation disparaît.
Dans un sens, The Line remplit la promesse non-tenue par Kojima dans Metal Gear Solid V: The Phantom Pain (voir trailer E3 2014), celle d’une opération militaire qui tourne vraiment au cauchemar. Les deux jeux partagent des thèmes similaires, mais ne portent finalement pas le même message.
Pour moi il s’agit d’un jeu important que chaque gamer qui a déjà pris du plaisir à abattre des humains virtuels en boucle devrait faire au moins une fois pour voir ses habitudes se retourner contre lui. De là à dire que c’est un chef d'œuvre, c'est une ligne que je ne franchirais pas encore. Une seconde partie ne serait pas de trop.
(critique rédigée en Février 2023)