Ceux qui ont grandi dans les années 90 ne peuvent que garder un souvenir ému des Zinzins de l’espace, dessin animé français dans la veine des Tex Avery et Looney Tunes, où des extraterrestres idiots essaient de vivre dissimulés à la vue des humains dans une maison délabrée tout en cherchant un moyen de retourner sur leur planète. Entre les gags menaçant constamment l’intégrité physique des aliens, leurs traits de caractères « woke non-compliant » mis en valeur par des performances vocales en roue libres d’une tripotée d’acteurs référence du dessin animé, et l’esthétique pop colorée accompagnée par le générique du Iggy du même nom, cette série a, de mon avis personnel, pas mal décliné en qualité au fur et à mesure que les artisans de Xilam se sont mis en tête d’industrialiser leur formule, sacrifiant surtout à la qualité du dessin et de l’animation (en plus de faire perdre aux personnages leurs doubleurs originaux au timbre si particulier). C’est donc surtout la première saison, étalée sur les années 1997 et 1998, qui reste sans doute la plus précieuse, la plus drôle, la plus affirmée dans ses choix artistiques, et qui continue aujourd’hui encore de me faire marrer dès que j’ai envie d’un petit trip régressif sur Youtube ou Netflix. Or, c’est aussi à cette époque que le point and click moderne avait le vent en poupe, avec le triomphe des séries de LucasArts (Monkey Island) ou Charles Cecil (Broken Sword) qui bénéficiaient d’un accueil très positif et d’une importante couverture médiatique. C’est, aussi, à cette époque que nos gros éditeurs et développeurs français n’avaient pas froid aux yeux et produisaient souvent des titres originaux, le plus respecté et important d’entre eux étant sans doute Ubisoft qui sortait un Rayman 2 devenu instantanément culte, et préparait tranquillement Beyond Good & Evil ou Prince of Persia : Les Sables du temps. Arriva la meilleure nouvelle qu’un joueur et fan de Xilam pouvait espérer : une collab entre le studio d’animation Xilam et Ubisoft pour un point and click officiel des Zinzins de l’espace.
La sortie de Stupid Invaders en 2000, sur PC et Dreamcast (seule console alors techniquement capable de supporter la 3D pré-calculée du jeu, la PS2 ne sortant que quelques mois plus tard chez nous) s’accompagna d’une mention qui fit probablement lever un sourcil chez les parents trouvant le jeu du dessin animé de leurs gosses en rayons : une interdiction aux moins de 12 ans apposée par le SELL, qui ne cadrait pas avec le public cible du dessin animé. Cette mention, qui n’a l’air de rien, dit pourtant à elle seule pourquoi Stupid Invaders est un point and click à essayer absolument, que ce soit à l’époque du jeu ou à la nôtre. Bien sûr, assez bien noté à l’époque, le jeu est salué pour sa fidélité à la série, avec la reprise de tous les doubleurs officiels, une transposition réussie de l’univers pop-chelou en 3D, et un humour respectueux du ton « Tex Avery sous LSD » de son modèle : ce n’est pas une surprise pour un jeu Ubisoft, alors assez constant dans la qualité et dans l’originalité (on pouvait presque à coup sûr acheter n’importe lequel de leurs jeux avec la garantie de passer un très bon moment), même si ça l’est un peu plus pour un jeu à licence. Ce qui est vraiment surprenant en revanche est le ton largement excessif, mais brillamment calculé dans son excès, donné à l’aventure. La partie commence de manière directement assez oppressante, en posant l’enjeu d’échapper à un tueur en série venu éradiquer les Zinzins : les décors sont plongés dans une pénombre inquiétante, les possibilités d’échec sont nombreuses, et le moindre faux pas déclenche une cinématique d’exécution assez gore qui prend une coloration plus frappante dans la 3D plus réaliste du jeu que dans le dessin de la série. La bande-son, aux compositions originales distordues et légèrement flippantes, accentue la sensation naissante de jouer à un ersatz de survival horror pour grands enfants, dans un univers cartoon glauque qui impose directement un potentiel de malaise inattendu.
Et plus le jeu avance, plus on comprend le parti-pris de déconseiller le jeu à un jeune public, car Stupid Invaders semble se donner pour mission de reprendre toutes les caractéristiques qui rendent la série drôle et déjantée, tout en les amplifiant au décuple. Les perpétuelles agressions physiques subies par nos pauvres extraterrestres, donc. Mais aussi leurs personnalités doucement déviantes, caricatures d’humains à la frontière de la marginalité : Bud l’oisif orange obsédé par la télévision, Candy l’homosexuel refoulé passionné par les tâches ménagères, Gorgious le gros beauf obsédé par la bouffe et les gros mots… Et de gros mots, le jeu en regorge, balancés par des doubleurs totalement déchaînés qui s’éclatent manifestement sur des dialogues écrits sans aucun filtre, entre vulgarité crasse, injures, scatophilie et références sexuelles dont la plus proche parenté en 2022 serait la série Danganronpa. C’est sûr, il faut être client, mais l’écriture du jeu réussit tellement bien à capturer l’esprit de la série, tout en l’emmenant deux crans plus loin dans tous les compartiments, qu’il est difficile de ne pas tomber sous son charme vulgos. Le scénario nous balade dans une structure de plus en plus improbable et pourtant étonnamment maîtrisée, où l’on visite des environnements de plus en plus étranges et gênants, le point d’orgue étant atteint, sur la fin, dans une usine de dentifrice fabriqué à base de bouse de vache. Apprentis poètes, bonsoir, mais le jeu vous veut du bien : les décors sont si finement modélisés, les dialogues si amoureusement ciselés, bref l’amour des développeurs pour leur création est si manifeste qu’au lieu d’être navré par la grossièreté de l’emballage, on est plutôt fasciné, comme si on regardait un épisode interdit de la série animée, une variante sortie des tréfonds du dark net que ses créateurs auraient pondu dans un accès d’ébriété soudain. Et, purée, qu’est-ce que c’est bon de voir des créateurs se lâcher à ce point tout en restant exigeants sur la forme.
Stupid Invaders, en profitant des synergies entre l’équipe du dessin animé et les spécialistes alors reconnus du game design de chez Ubisoft, devient alors une sorte d’œuvre méta, qui s’échappe progressivement de sa stature de produit dérivé pour toucher à une sorte de réflexion collective autour des travers du point and click. Amateurs de jeux de réflexion, Stupid Invaders ne vous veut pas du bien : les combinaisons d’objets sont stupides, la mort vous attend à chaque changement d’écran, et le moindre acquis du genre est tourné en dérision avec une finesse toute pachydermique dont le charme se situe précisément dans la lourdeur. Mon souvenir le plus ému de ce cassage de game design en règle devrait rester cette longue phase, presque interminable, où l’on se retrouve contraint de chevaucher une monture ultra-lente qui traverse l’écran pendant ce qui semble être des heures. Ou peut-être cette séquence ou Gorgious, par l’odeur alléché, entreprend de dévorer d’adorables poussins difformes avant de périr d’une mort douloureuse… Jusqu’à son curseur en forme de pied (pourquoi faire une main ?), Stupid Invaders vous encourage en permanence à ne pas suivre l’instinct de vos personnages et à contrevenir à vos habitudes de joueur de point and click : c’est gras, c’est débile, mais c’est tellement bien torché, avec ces animations bien décomposées, ces décors colorés, ces cinématiques de compète, qu’on reste durablement sous son charme cracra.
Et puis, il y a l’arc narratif de Candy et sa sex-tape. True story, c'est dans le jeu. Cet intense moment de gêne, probablement traumatique pour un mioche, est clairement le plus gros craquage d'un jeu qui ne manque déjà pas de culot et qui aurait même, selon moi, fait écoper le jeu d'un 18+ s'il était sorti aujourd'hui. On le sait déjà, en 2022, ce personnage ne franchirait jamais les portes de la censure télévisuelle, raison pour laquelle il a d’ailleurs largement été modéré dans les derniers épisodes de la série. Avec des yeux d’enfant, rire devant cette espèce de prototype d’androgyne non-binaire à la voix de crécelle semblait naturel dans les années 90. Mais la manière dont il est traité dans le jeu va beaucoup plus loin : Candy est ici l'esclave sexuel d'un pervers cul à l'air, et l’essentiel de sa partie jouable consiste à fuir ce type qui lui demande des pipes le plus littéralement du monde et lui téléphone toutes les deux minutes pour lui demander si « elle est toute nue sous son pull ». J’avais déjà écarquillé les yeux quand je faisais le jeu sur Dreamcast dans le temps, mais aujourd’hui, cet humour cruel et sans tabou m’a tellement sauté aux yeux que j’ai presque envie d’affirmer que la place de Stupid Invaders est devenue davantage dans un musée que dans une console. Sans aller jusqu’à dire que ces scènes du jeu étaient nécessaires, elles restent la preuve que quelques décennies en arrière, on pouvait garder une liberté créative totale tout en étant soutenu par un gros éditeur. Ce n’est manifestement pas de liberté dont Xilam et Ubisoft ont manqué : tout le jeu est fou, grossier, sans tabou, et pourtant en même temps respectueux du matériau original. On sent que Stupid Invaders est pensé pour être un prolongement de la série, dont il reprend les codes, l’exigence artistique, mais aussi pour être un vrai jeu vidéo, avec un propos méta assez bien amené sur les clichés du point and click qu’on sent avoir été conçu par des gens qui maîtrisent leur sujet. On sent, tout simplement, que les développeurs, dialoguistes, scénaristes, doubleurs, infographistes… se sont éclatés comme des petits fous à construire le jeu de leur rêves, une étrange machine nostalgique et détraquée qui échappera toujours, par sa qualité de finition, aux reproches de dilettantisme que n’importe qui serait aujourd’hui tenté de faire. De mon côté, le bilan est évident, que ce soit en 2000 ou en 2022 : Stupid Invaders est le meilleur épisode des Zinzins de l’espace. Un épisode dont l’argus a cependant sévèrement grimpé à notre époque, en se faisant aussi relique d’une époque où Ubisoft pouvait craquer le slip pour proposer à son public des délires incroyablement libres, originaux et assumés. Que vous soyez fan ou non de la série, j’aurais tendance à vous recommander de tester ce jeu, aisément trouvable en abandonware (oui oui, pour un jeu des années 2000) et dont le parfum de réjouissante déviance vaut bien tous les jeux d’aventure modernes.