J'appréhendais autant que j'attendais cette compilation. La première trilogie de l'avocat aux affaires impossibles m'a enchanté pendant mon adolescence, mais les opus suivants m'ont bien moins marqué et je pourrai même dire que les 2 derniers opus 3DS m'ont laissé indifférent. Je n'ai même pas pris l'affaire en DLC de Spirit of Justice, chose qui aurait été impensable à une époque. La formule devenait réchauffée, les affaires peinaient à surprendre à force d'employer les même retournements de situation, ça tournait en rond. Un spin-off indépendant de la continuité situé au XIXe, toujours uniquement en anglais, ne m'emballait plus autant qu'avant malgré le retour de Shu Takumi à l'écriture, je l'ai pris day one davantage par obligation de fan que par enthousiasme sincère. Et pourtant la flamme est revenue, quand bien même j'ai compris que je n'aurai plus jamais la claque de ma jeunesse.
The Great Ace Attorney est un diptyque nous faisant suivre Ryunosuke Naruhodo, l'ancêtre de Phoenix Wright de l'ère Meiji, qui va faire un long séjour scolaire à Londres où il aura l'occasion de devenir avocat et de démêler les affaires de meurtres les plus tordues. Il fera face à la différence culturelle, rencontrera le truculent Herlock Sholmes et son assistante de 10 ans Iris Wilson, se heurtera à d'obscures intrigues qui semblent connecter tout son entourage, constatera de la difficulté d'exploiter les dernières avancées scientifiques dans un monde effrayé par le progrès, et surtout devra faire ses preuves en tant qu'avocat alors que le syndrome de l'imposteur le guette. Les deux jeux forment un récit complet et sont indissociables, le premier ne résout pas tous ses mystères tandis que le deuxième ne peut être pris séparément, ce qui rend cette compilation d'autant plus pertinente et permet d'avoir une intrigue plus large que d'habitude où les fils rouges se rappellent à nous régulièrement.
Je dois bien vous le dire, le début me faisait peur. Les deux premières affaires sont peu passionnantes, on pourra se dire que c'est normal pour des tutoriels mais elles ont des défauts qui ne présagent rien de bon pour les blasés de la licence : elles sont prévisibles et peu renversantes, mais surtout elles traînent en longueur. La première affaire du tout premier Ace Attorney durait 30mn à tout casser, elle présentait les mécaniques de jeu, les personnages et la tonalité de toute la série de manière simple et efficace. On était vite dans le vif du sujet et ça fonctionnait très bien. Puis dans les jeux suivants on a eu l'habitude que la 1ère affaire dure de plus en plus longtemps avec des enjeux qui prennent plus de place et un procureur adverse qui passe de la serpillère juste bonne à transpirer à un coq qui se la ramène davantage. Cette fois la 1ère affaire dure plus de 4h, toujours en un seul procès. C'est sans doute en partie dû à mon niveau d'anglais qui rend la lecture moins fluide mais c'est quand même beaucoup. Le temps qu'il fallait à Phoenix pour dégommer son adversaire est ici utilisé pour présenter Ryunosuke, son meilleur ami et le mentor de ce dernier avant le début du procès, accepter que l'on fasse l'avocat dans ce jeu d'avocat, voir Ryunosuke stresser pour son premier procès alors que le joueur assidu ne partage plus la même appréhension depuis un moment, entendre le procureur adverse se moquer de nous et enfin l'affaire peut commencer. On va ensuite se farcir les interruptions du procureur chaque fois qu'on commence à présenter nos preuves, lui rappeler qu'on a bien droit à un contre-interrogatoire et entendre notre mentor nous prendre par la main sur tout et n'importe quoi. On sent que Shu Takumi veut développer ses enjeux et ses personnages au point d'étirer tous ses dialogues. On constate également que Ryunosuke aura exactement le même caractère, les mêmes réactions, voire les même animations que Phoenix, Mia, Apollo et Athena quand on les incarnait, et qu'on va encore reprendre de zéro le parcours d'un avocat qui va devoir s'affirmer. Ça sent la redite, encore.
Mais sans qu'on y fasse gaffe le vent va tourner. Ça commence avec la 3e affaire dont le contexte est étrange et qui va progressivement laisser une sale impression, comme si on ne maîtrisait pas ce qui se passait et qu'on était le dindon de la farce. On commence à sentir que des choses ne tournent pas rond autour de nous et que ça ne va pas s'arrêter à ce procès là. Les habitudes continuent d'être gentiment bousculées avec l'affaire suivante, qui là encore modifie le rythme de croisière que la série avait adoptée dans la répartition de ses séquences d'investigation et de tribunal. On a également une résolution qui part dans une direction peu commune pour les habitués de la série. Rien de vraiment renversant mais on se dit "Tiens, ça on ne nous l'avait jamais fait et même si c'est moins intense que d'habitude ça change". Le jeu profite également de son contexte temporel pour évoquer des trivias du Londres du XIXe et les utiliser à bon escient, comme la vieille taxe sur le nombre de fenêtres d'une bâtisse. Par contre faut pas s'attendre à un documentaire avec ce Londres steampunk et les gadgets anachroniques jusqu'à l'absurde de Sholmes (et puis il y a des femmes en pantalon aussi, mais à ce compte là on s'en fiche). On remarque que Shu Takumi accorde beaucoup d'importance aux plus démunis de cette époque idéalisée, nombre de comportements de personnages à élucider repose sur leur manque de revenus, leur travail exténuant ou leur recherche de distinction sociale, et on sent particulièrement cette diversité par la retranscription phonétique des nombreux accents. Il fait également une utilisation très maline de l'histoire de Sherlock Holmes en réinterprétant ses enquêtes et en faisant de ses livres un élément de scénario à développer.
Le 1er jeu de la compilation n'atteint jamais les sommets de la licence et se garde trop de choses sous le coude pour la suite pour qu'on se sente pleinement satisfait, la fin laissant une désagréable impression de récit incomplet, mais la curiosité est titillée et l'attention est là. C'est le 2e jeu qui va récompenser notre attente. Cette conclusion a pourtant moins d'originalité que ce que présentait la première partie, en dehors d'une petite surprise quant à la chronologie de certains événements. Les affaires reprennent une construction et une résolution plus commune tandis que le finale a des airs de best-of de Shu Takumi, entre les vieilles enquêtes que l'on devra déterrer, le passif ténébreux du procureur, les histories de familles qui traînent depuis trop longtemps, les coupables qui ont masse de privilèges pendant les procès,
le chantage élevé au rang de sport national et les menaces contre l'avocat ou les témoins.
On reconnaît facilement la recette du scénariste. On nous ajoute même un
homme masqué
dont l'utilisation est clichée de A à Z, tous les tropes y passent. Néanmoins l'efficacité est là car toutes nos nombreuses questions trouvent leurs réponses et surtout, l'installation du 1er jeu finit par payer et rend le climax bien plus impliquant que je ne l'aurai cru, comme aux débuts de la série.
Cette installation, ce sont les personnages que l'on apprendra à connaître et apprécier. Shu Takumi en a mis plus de récurrents que d'habitude et leur accorde beaucoup de temps pour exister, ce qui ralentit le rythme dans un premier temps mais finit par les rendre attachants par la suite. Ryunosuke ressemble trop à son descendant mais son parcours mental est bien déroulé tandis qu'il prend confiance en lui. Son assistante Susato est plus mature que Maya mais en garde la fraîcheur et constitue une très bonne compagnonne là où Trucy faisait plutôt la copie lisse. L'inspecteur Gregson a son caractère blasé mais pas trop borné et ses zones d'ombres qui le rendent intéressant sur la longueur. Le nouveau procureur fait un peu trop penser à Hunter dans son attitude comme dans son passif, mais son inflexibilité et le mystère qui l'entoure lui donnent une aura appréciable. Ce sont surtout Herlock Sholmes et Iris qui tirent leur épingle du jeu. Cette dernière a une écriture bien trop adulte pour son âge mais offre un bon complément à Susato et son histoire arrive à bien mêler le mythe du détective à la pipe avec ses propres préoccupations et celles des étudiants japonais. Sholmes constitue un Dr Who facétieux qui a un aplomb extraordinaire pour faire passer ses échecs pour des réussites et rebondir quand on le met en défaut. Je me demandais ce que Shu Takumi en ferait : s'il le rendait trop intelligent le joueur aurait l'impression de ne servir à rien, et s'il en faisait un idiot qui pète plus haut que sa pipe on se demanderait bien à quoi sert la convocation d'une figure pareille. L'entre-deux choisi est un bon équilibre : Herlock a véritablement les facultés d'observation de son modèle en S, simplement ce sont les déductions qu'il en fait qui sont à côté de la plaque. Le voir sûr de lui déblatérer des bêtises improbables qui constituent en plus des références aux livres de Conan Doyle est déjà amusant, mais découvrir en plus qu'il y a un fond pas si bête derrière rend l'absurde encore plus drôle. Ainsi le personnage peut faire progresser l'enquête et même s'offrir quelques moments de gloire, tout en laissant quand même au joueur le soin de le réorienter dans la bonne direction pour qu'il ne fasse pas tout le travail.
C'est la bonne transition pour parler d'une des nouveautés de ces opus avec la Danse de la Déduction. Profitant du passage de la série à la 3D, ces séquences vont utiliser une mise en scène virevoltante en explorant tous les recoins de la scène pour demander au joueur de fouiller les lieux et personnages en quête d'indices. On peut déplacer la caméra pour observer tout ce qui se trouvait initialement hors-champ, ce qui est à la fois un moyen de varier les méthodes de réflexion et une limite. En effet les réponses ont la sale manie d'être placées bien en évidence, cachées uniquement par un jeu de caméra auxquels les personnages ne devraient pas être soumis et qui se déjoue au premier mouvement de stick, comme avec cette affiche de demande de rançon placardée au mur à la vue de tous. Les rares moments où l'on se plantera, ce sera quand on n'aura pas pris la peine d'observer d'une pression sur une touche l'objet trouvé pour changer le nom de AFFICHE en AFFICHE DE DEMANDE DE RANÇON. Comme le dit Ryunosuke, c'est moins "Logique & raisonnement" que "Voir & dire". Ces séquences ne vont pas mettre vos cellules grises à l'épreuve, il faut surtout les voir comme des manières dynamiques de présenter des résolutions de petits mystères.
C'est un peu le même constat face à d'autres nouveautés héritées du cross-over Pr Layton X Ace Attorney : les témoins parlent maintenant côte-à-côte et quand l'un réagit au discours de l'autre on a une icône évidente qui l'indique pour qu'on lui demande de préciser ce que ça lui inspire. Il n'y a pas de réflexion de la part du joueur, c'est juste un outil de narration par les moyens du jeu-vidéo. Même chose pour l'intégration d'un jury qui peut interrompre un procès à tout moment si ses membres estiment que l'accusé est coupable. On doit alors les faire changer d'avis au cours d'une séquence qui ressemble à un contre-interrogatoire classique, sauf qu'au lieu de présenter une preuve on doit pointer les déclarations qui se contredisent. On se dit au début que ça va demander de réfléchir autrement mais en fait non : dans la très grande majorité des cas on va avoir un juré qui dit "Prouvez moi que ceci est possible !" et un autre qui dit un truc sans rapport avec la choucroute qu'il faut interroger pour qu'il change ça en "Voici littéralement la preuve que c'est possible". Y a-t-il vraiment besoin que j'intervienne pour mettre ces jurés l'un en face de l'autre ? Ce stratagème dramatique ne change pas vraiment notre manière de voir les procès et ne nous fait que rarement réfléchir, mais il apporte des déclics pour que Ryunosuke trouve les solutions qui le bloquent. En effet les jurés sont des personnages à part entière hauts en couleur qui ont parfois été témoins d'événements bénins au moment du meurtre, ce qui va changer toute notre vision de l'affaire et débloquer la situation (avant que le patient procureur fasse un high-kick à notre château de cartes). C'est donc à nouveau davantage une histoire de mise en scène et de narration que de réflexion pure, néanmoins on aura quand même à d'autres moments des énigmes qui nous résisteront.
Au niveau de l'enrobage, les modèles 3D sont très réussis et leurs animations vraiment travaillées. On reconnaît le Shu Takumi de Ghost Trick au niveau de la caractérisation par la gestuelle accentuée, mais il a sans doute poussé trop loin l'idée ce coup-ci. Les personnages passent leur temps à se contorsionner et bouger les bras dans tous les sens, ce qui colle à certains show-men exubérants, mais beaucoup moins à d'autres qui donnent l'impression de faire les marioles parce qu'il fallait absolument leur trouver un truc. Le bourgeois hautain au regard sévère qui prend des poses de sentai, ça fait bizarre. Par contre les duos marchent très bien et offrent souvent des numéros rigolos. J'ai noté quand même une gêne devant des personnages, souvent les jurés, qui n'avaient pas tous le même style graphique, notamment au niveau des yeux ou des contours du visages qui peuvent devenir soudainement plus cartoonesque. On a parfois l'impression dérangeante de se trouver à nouveau devant Pr Layton X Ace Attorney mais sans la justification du cross-over.
Les musiques orchestrales, j'ai appris à les aimer sur la durée. J'étais déçu par le thème des contre-interrogatoires : elle est douce et propice à la réflexion, elle serait parfaite dans un Layton mais elle manque de la tension d'un Ace Attorney. Les contre-interrogatoires sont des affrontements, c'est là qu'on cherche la faille dans la défense adverse, ça mérite une ambiance un peu plus électrique comme dans le 1er épisode de la licence. Les musiques de victoires m'ont laissé un peu indifférent au début (faut dire que la 1ère affaire n'est pas le meilleur des écrins pour être emporté) mais j'ai fini par les apprécier. Puis on a divers morceaux qu'on ne calcule pas forcément tout de suite mais qui suffisent à poser une ambiance qu'on prend plaisir à retrouver, par exemple le thème de Sholmes restitue bien son caractère badin et infatigable. Le morceau de confrontation avec les jurés était carrément cool, dès la première écoute je l'adorais et elle aurait pu constituer le thème des contre-interrogatoires. Et puis ça monte dans le 2e jeu, qui recycle pourtant la plupart des musiques du 1er. On y trouve notamment le fantastique Partners utilisé pour la dernière Danse de la Déduction, un merveilleux morceau qui rend honneur à un moment lui-même extrêmement satisfaisant par son contexte, comme une belle fleur que nous ferait Shu Takumi. En parlant de nous faire une fleur : une section regroupe des concept arts commentés, des scènes de dialogues bonus, des costumes alternatifs, des vidéos idiotes et surtout, les musiques sont présentes avec un commentaire, accompagnées des premières versions refusées et des raisons pour lesquelles elles n'ont pas été sélectionnées. Et en prime on en laisse certaines dans un onglet qui nous prévient quand des spoilers guettent. Vraiment la classe à Dallas.
The Great Ace Attorney n'offre pas le coup de fouet dont la licence a besoin pour se renouveler, il n'égale pas non plus les meilleurs moments de la trilogie originale, ses révélations ont une sale tendance à se deviner trop vite au point qu'on ait du mal à se faire comprendre du jeu quand on veut expliquer ce qui cloche, et il bavarde beaucoup pour bavarder. Mais son récit global est bien construit et la mayonnaise prend. Les résolutions sont satisfaisantes, la progression de Ryunosuke aussi et on finit par mesurer le chemin parcouru et l'implication qu'on a développé pour tous ces personnages au moment de leur faire nos adieux, lors d'un épilogue à la Shu Takumi assez long pour vexer Peter Jackson. J'avais peur en commençant cette compilation d'être blasé comme avec Spirit of Justice, en finissant le 1er jeu j'ai trouvé que c'était finalement pas mal sans être non plus le feu, et là je serais même prêt à prendre une affaire supplémentaire en DLC si ça sortait. Je ne sais pas ce que Capcom mijote avec la licence Ace Attorney qui ne donne aucune nouvelle depuis 2017, mais je commence à reprendre espoir en ma capacité à aimer une série fétiche qui avait l'air de ne plus rien avoir à m'offrir.