The Last of Us fut une expérience « électrochoc » pour moi. J’avais une totale confiance en les développeurs de Naughty Dog, mais je ne les attendais pas à un tel niveau en 2013, tant ils ont mis une douille céleste à toute la concurrence.


(Considérant l’année de sortie du jeu, je ne vais pas me faire prier pour révéler quelques éléments déterminants de l’intrigue ; vous êtes prévenus)


Il y a plusieurs manières d’appréhender The Last of Us. Froidement, en s’attachant à la classique analyse des mécaniques, des graphismes, du framerate, de l’IA alliée… Et puis il est possible de le regarder pour ce qu’il est réellement : le chaînon manquant entre jeu vidéo et cinéma. Un jeu au gameplay sympa, extrêmement bien exécuté malgré son classicisme, mais qui a une tonne de choses à dire et qui a réellement fait progresser son médium, quitte même à offrir une expérience plus forte que ce dont est capable la production cinématographique. Et ce n’est pas qu’une question de cinématique, d’identification, de mise en scène… C’est ce que je peine à retrouver dans un autre jeu ou film depuis sa sortie en 2013 : une narration époustouflante, le sens de la respiration, un éclat dans le regard, une voix qui flanche, un accord crachotant de guitare, la délicate perfection imparfaite. Et ce final marquant, brutal et sensible, qui remue les tripes et laisse bouche bée. Surtout, il y a l’idée, la question, la graine plantée dans un coin de la tête et qui fait cogiter des semaines durant. À s’en arracher les cheveux, on se questionne. Était-ce la bonne décision ? « Qu’est-ce que j’aurais fait ? » « Pareil, je crois… »


Un jour, bien plus tard, on se rend à l’évidence. Il n’y avait rien d’autre à faire. Pas dans ce monde-là, pas dans ces conditions-là, pas avec ces gens-là. Et c’est tout l’argumentaire du « c’est nul, les développeurs y z’ont pas laissé le choix !! » qui s’effondre. Tout est logique, cohérent, implacable. J’aurais fait pareil, de la même manière, sans sentiments, par sentiment. Il n’y avait pas de choix à offrir puisque Joël n’avait pas le choix. Et les développeurs en étaient parfaitement conscients. Il ne s’agit pas d’une erreur, mais un choix intelligent et assumé de game design.


On résume souvent The Last of Us à un Uncharted post-apocalyptique avec des échelles… On oublie souvent de dire que c’est le meilleur d’Uncharted qui a été conservé, à savoir son sens du rythme et de la mise en scène. Concernant ce dernier point, il faudra du temps avant de revivre une pareille première demi-heure, d’une telle folie, où l’on voit et ressent la bascule, où l’on fixe si vite enjeux, caractérisation et background, sans jamais rien dire. Par ailleurs, l’univers dépeint, bien que post-apocalyptique, ne constitue pas un banal copié-collé des jeux de zombies qui inondaient les consoles et pc à l’époque. L’équipe avait fait un véritable effort de recherche après avoir vu un documentaire sur le cordyceps (champignon qui prend possession de son hôte), partant de ce mal pour imaginer des ennemis originaux, sensibles à des stimuli différents, à l’apparence variant en fonction du niveau de contamination et surtout moins aisés à contourner. Et pour ce qui est des échelles, disons que le joueur en voit un certain nombre, mais les développeurs ayant l’intelligence de les intégrer dans la narration, aucun franchissement n’est réellement identique et, surtout, ces « obstacles » deviennent des occasions de prendre la température du duo de héros.


Car c’est bien tout l’intérêt de ce jeu : assister à l’association forcée, voire contre-nature, d’un quarantenaire détruit, ayant perdu sa fille adolescente vingt ans plus tôt lorsque le monde a sombré, et d’une adolescente, justement, qui n’a plus rien ni personne, qui se ronge intérieurement de n’apporter que le malheur, qui ne veut plus s’attacher, qui se maudit et se fiche de son immunité lui ayant permis de survivre au décès de ses proches et qui souhaite juste laisser du positif derrière elle en contribuant à l’élaboration d’un vaccin.
Le jeu n’est jamais trop long, mais prend son temps, joue d’ellipses habiles et judicieuses. Et incroyablement, la magie opère. Par légères touches, le rapport entre Joël et Ellie évolue, une complicité naît et des sentiments s’en mêlent. Car quand bien même Joël n’entend considérer la petite que comme un fardeau, une marchandise, durant les premières heures, c’est bien de sa fille dont il s’agira dans les dernières minutes de jeu, envers et contre tout. En une quinzaine d’heures, Naughty Dog nous laisse entrevoir une relation de plus en plus fusionnelle, mais toujours si délicatement que l’on ne sent pas l’artifice, que tout paraît bien naturel. C’est cela une écriture réussie, subtile et merveilleusement réelle. Le studio n’a pas galvaudé sa réputation d’équipe talentueuse ou géniale. Et il y a de quoi trépigner à l’idée de voir le jeu adapté en série par HBO avec Neil Druckmann pour chapeauter.


Alors quand vient le moment de décider en une fraction de seconde s’il faut interrompre l’intervention qui la tuera, il n’y a pas d’hésitation à avoir. Le corps se meut, les foulées s’allongent à en perdre haleine, la porte s’ouvre et la main file vers le revolver. Car à cet instant précis, Joël le sait, l’humanité ne laissera pas passer sa chance. Quand bien même les êtres devant lui ne seraient pas armés, ils feront tout pour l’empêcher de la reprendre, de l’emmener, de la sauver. Cette décision, inéluctable, ne pouvait entraîner qu’un bain de sang. Alors il a pris les devants.
Et quand est venue le moment d’expliquer à Ellie ce qui s’est passé, il n’a pu se résoudre à lui dire qu’il avait sacrifié l’humanité, qu’il avait choisi égoïstement de la garder près de lui, elle, et de s’offrir une deuxième chance de vivre avec sa fille. Lui, perclus de remords, n’aurait jamais pu la laisser mourir, n’aurait jamais pu se résoudre à perdre celle qui avait empli le vide dans son cœur, dans son ventre et qui lui a rendu la vie, surtout pas pour une humanité prête à sacrifier une gosse. Alors il lui dit simplement qu’elle n’était pas la clé du vaccin tant espéré et que les tests avaient échoué. Ellie n’y crut qu’à moitié et le jeu nous laissa sur cette seule certitude : la graine du mal venait d’être plantée.


The Last of Us figure dans mon top 10 Jeux Vidéo depuis que je l’ai terminé. Et je ne pense pas qu’il en sortira avant des lustres. Car pour trouver un tel niveau d’écriture, un tel sens de la narration, une si phénoménale décharge émotionnelle au long cours, il faudrait patienter encore longtemps. À vrai dire, il n’y avait que Naughty Dog pour répondre aussi brillamment à Naughty Dog.


À noter qu’à ce jour, le jeu n’a pas pris une ride et se découvre avec toujours autant de plaisir. Il se suffit et n’a pas besoin de sa suite, pourtant brillante, pour être apprécié. Et alors même que je militais pour que Naughty Dog ne tombe pas dans le piège de la suite, je dois bien reconnaître que la partie 2, désormais digérée et indépendamment de ses qualités propres, a réussi à me rendre le premier encore plus précieux. De mon point de vue, le jeu qui mérite la note ultime est celui qui me laisse quelque chose, qui me perturbe, qui m’apprend des choses et me questionne en tant qu’individu. C’est tout ce qu’il a réussi et, spoiler, la suite l'a surpassé

FlibustierGrivois
10

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le 10 oct. 2020

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