C'était un après-midi humide à Seattle.
Une virée en centre-ville, loin de la journée shopping habituelle. Dans les boutiques : reliques d'une vie lointaine, bricoles à amasser, silences de circonstances, et cette triste frayeur de tomber à tout moment sur des clients ravagés par les vapeurs de champignon.
Taux de spoil global : 11,5% selon la FEDRA, 16,863% selon le WLF, abstention de la part des Séraphites
Cinq ans écoulés depuis le massacre du St. Mary's Hospital, l'heure est toujours aussi grave. La mort souffle à chaque coin de rue, les portes se poussent avec effroi, les dialogues se font dans l'économie comme si chaque mot prononcé risquait d'être le dernier. À l'occasion d'un détour dans un music shop, Ellie s'accorde un moment de répit, saisit une guitare et commence à gratter les cordes méticuleusement. Une scène parmi tant d'autres mais qui cristallise bien l'essence de The Last of Us, cette capacité unique à jouer sur les contrastes pour construire une montagne russe d'émotions. C'est ce qu'on appelle dans le jargon "un instant girafe", un pur élan d'humanité dans un contexte qui en est pourtant largement dépourvu. Evidemment, cela fonctionne aussi dans l'autre sens avec de violents retours à la réalité qui viennent briser l'espoir quand on pense enfin entrevoir la lumière.
Ellie of the Dead
Car d'espoir, ce monde n'est pas complètement privé… Peu importe le nombre de cadavres jonchés sur sa route, Ellie en sera même nourrie constamment. Espoir d'une vengeance, d'un amour, d'un futur plus paisible, c'est un gâteau qu'on lui émiette en prenant soin de ne jamais la rassasier. Mais Ellie n'est plus dupe, son regard sur le monde a évolué. Son recueil de blagues rangé au placard, elle s'équipe désormais d'un carnet dans lequel elle livre ses pensées et ses questionnements. Au fond, elle reste cette gamine attachante capable de s'enchanter à la vue d'un Comic ou de se lancer dans une bataille de boules de neige avec les enfants du coin. Dans les faits, elle est aussi une tueuse aguerrie, passée maitre dans le maniement du couteau et du tranchage de jugulaire. Non, Ellie n'a pas changé, elle a simplement vécu. Il y a cette scène très à propos où elle passe avec Joel à coté de deux corps d'enfants calcinés auparavant victimes d'une attaque d'infectés. "Too bad they weren’t immune" lâche-t-elle laconiquement. La réplique est cinglante, simple mais lourde de sens. Marquée par la vie, ses traits d'esprit le deviennent aussi, le temps de l'innocence est définitivement terminé.
Plus cru que son aîné, TLOU2 ne fait pas dans la concession, prend le risque de choquer, transpire de noirceur par tous ses pores sans jamais tomber dans le sensationnalisme ou la misanthropie. Cramponné à sa caméra, Jean Michel nous délivre une prestation de premier ordre, filme les corps au plus près de la douleur, capte les regards au plus profond de leur être, encaisse et livre les coups avec un réalisme glaçant. Que cela soit les notes à ramasser ici et là, les PNJ qui pleurent la mort de leurs camarades avant d'implorer la pitié dans un dernier soupir, les éliminations qui n'auront que rarement été aussi brutale, tout renvoie fatalement à la violence de ce monde. Une violence qui habite le récit, se justifie par un contexte et des motivations crédibles mais fait surtout le pont entre le propos et les moyens de le mettre en exergue.
Il est de bon ton de présenter The Last of Us comme une expérience narrative proche du cinéma. S'il est difficile de nier les emprunts au 7e art en matière de scénographie ou de négliger l'importance des performances d'acteurs dans le résultat final, c'est une description réductrice qui ne rend pas justice à la compréhension du média dont font preuve les créateurs. TLOU2, de même que son prédécesseur, est un jeu d'une grande cohérence où même les actions les plus routinières ont un impact sur l'immersion. Maintenant que l'eau a coulé sous les ponts, on peut se l'avouer tous en chœur, qui ne s'est jamais moqué de cette sempiternelle mécanique de courte échelle devenue depuis très à la mode ? N'empêche qu'à l'époque, cette mécanique avait un certain sens et une vraie intention de raconter quelque chose sur la relation entre les deux personnages.
Il pourrait par ailleurs être intéressant d'évoquer le formidable travail effectué en matière de level design. Même si déjà largement à l'honneur il y a sept ans, il atteint ici un niveau encore supérieur. Si l'on ne regrettera pas l'abandon de la structure en open world un temps envisagé, on en constate volontiers certains contours. C'est un véritable plaisir que de parcourir Seattle en ayant constamment un objectif à portée de vue, conséquence de l'utilisation judicieuse de points de repères qui viennent témoigner de l'ambition d'architecturer la ville non pas comme un enchainement de couloirs joliment habillés mais bien comme un ensemble crédible. Couplé à l'idée d'un découpage de la narration en journées, il devient alors possible de se situer à chaque instant sur le plan spatial et temporel. Des épaves de voitures qui se transforment en sentier jusqu'à la végétation qui poussent pour épouser le chemin à suivre, en passant par les cavités des murs qui deviennent de précieux passages furtifs, tout participe à créer un espace de jeu intuitif et organique.
Le soin du level design, c'est aussi de placer les ressources à leur place supposée : bouteilles au bar, serviettes dans la buanderie, pilules dans la salle de bain etc... Croyez-le ou non mais on est dans du post-apo et c'est toujours mieux rangé que chez moi. Fourmillant de détails, il est impressionnant de voir combien chaque pièce peut en raconter uniquement avec les objets et les forces en présence. Remarquer d'ailleurs l'ironie de retrouver autant de PS3 dans une ville qui abrite le siège social de Microsoft, qui a dit qu'il n'y avait plus de place pour un peu de plaisanterie ? Car qu'on se le dise, l'environnement vaut parfois autant que la plus belle des cinématiques. Plongé dans les profondeurs d'un hôpital, on découvre avec stupeur un endroit qualifié de Ground Zero. Dénué de tout dialogue, ce passage ne sera même pas brièvement évoqué par la suite. C'est seulement grâce à l'immersion du lieu et les quelques notes savamment placées que l'on devine la gravité des événements qui s'y sont produits.
Il y a aussi ce moment plus drôle où Ellie se retrouve seule sur un établi de bricolage dans un appartement abandonné. Jusque-là, rien d'incroyable si ce n'est l'attention porté à la personnalisation des armes. Obsession du détail qui fait comme toujours sa petite différence. À peine le temps de retendre son arc que la voilà interrompu par un groupe de soldats prêt à défourailler sans le moindre préliminaire. C'est simple mais ça fonctionne. Par cette simple idée, un élément pourtant très familier devient source d'imprévu. C'est un danger immédiat qui surgit dans un moment de totale sécurité : la perversion d'un élément purement vidéo ludique qui vient surprendre le joueur. Cela va finalement de pair avec le principal défi de toute suite, celui de répéter sans ressasser, recycler sans reproduire, trouver un équilibre entre confort et originalité.
Redemption Song
Dès son annonce, The Last of Us 2 était porteur de doutes. La crainte d'une suite un brin opportuniste qui viendrait ternir une œuvre originale auto suffisante et aboutie. C'est surtout l'appréhension de ne pas retrouver le même impact émotionnel et se dire que cette fois on ne tombera pas dans le panneau, fort de son expérience passée, capable de détecter les pièges avant même d'y poser les pieds. Et effectivement, les ficelles sont les mêmes. La familiarité est de mise quand on retrouve nos amis les infectés, les boucles de Santaolalla n'ont plus la même fraicheur, les courtes échelles plus la même saveur, on nous ballade habilement entre action, contemplation, narration et exploration comme à l'époque, un brin de surprise en moins. Mais rendons à Naughty Dog ce qui leur appartient, un savoir-faire incomparable en la matière, cette fameuse science du pacing qui bien qu'elle puisse être déconstruite reste difficilement attaquable. Et tant bien même que l'aventure soit trop longue pour son propre bien, parvenir à maintenir rythme et tension tout du long de ses nombreuses heures relève de l'exploit. A l'issue du voyage c'est un sentiment paradoxal qui m'a emparé : entre la satisfaction d'avoir enfin eu droit au fin mot de l'histoire et cet étrange soupçon de gourmandise qui n'aurait pas craché sur un service supplémentaire.
Il serait tentant de commenter les différents choix narratifs opérés dans cette suite, enjamber la barrière du spoiler pour crier à qui s'en soucie que le traitement de tel personnage ou tel événement n'atteint pas ses espérances personnelles. Mais là n'est pas vraiment la question. Gageons qu'une œuvre appartient à ses créateurs et qu'il leur appartient de faire les choix qui s'imposent pour poursuivre leur vision. Notre rôle, en tant que modeste joueur est d'accepter ces choix, tenter de les comprendre, puis éventuellement les questionner voire les critiquer. Et bien qu'il soit frustrant de se faire priver de contrôle face à l'action, c'est de cette impuissance face à la fatalité que nait la puissance du récit. A partir de là, il s'agit de développer le destin des personnages non pas pour tenter de contenter toutes les espérances du fan mais pour rendre justice à leur intégrité avec le plus d'honnêteté possible. L'honnêteté, dans ce cas précis, c'est présenter les personnages tels qu'ils sont, tout en nuance, avec leurs hauts et leurs bas, leurs qualités et leurs défauts. C'est Joel qui s'accapare l'espoir de l'humanité pour sa propre sanité, Ellie qui abandonne la perspective d'un cocon familial pour combattre ses démons intérieurs.
Et là, forcément, vous sentez venir l'arnaque… La tentative à peine masquée de noyer le poisson avant qu'il ne sorte la tête du bocal. Oui, TLOU2 fomentera les débats et les divergences d'opinions. C'est une œuvre d'auteur totale qui s'affranchit de la facilité et n'hésite jamais à rouvrir les plaies douloureuses pour mieux appuyer là où ça fait mal. Mais si l'on vous présentera volontiers l'aventure comme une énième histoire de vengeance, la réalité est en fait bien plus complexe. Non pas que de vengeance il ne soit pas question, c'est un moteur émotionnel évident qui nourrit la quête des protagonistes. Mais cela n'est finalement qu'un prétexte pour justifier un plus profond mal être. Animée par la haine, rongée par la culpabilité, Ellie doit avant tout apprendre à porter son fardeau et tenter de trouver un nouveau sens à son existence. À ce titre, le personnage de Dina agit comme un parfait contre-poids, elle qui parvient à se projeter malgré la situation et à poser les bases d'un futur quand Ellie ne cesse d'être tourmentée par son passé.
Car il n'est désormais plus question d'une éventuelle guérison de l'humanité mais bien de sa reconstruction. Reconstruction globale d'un monde post épidémie qui tente de se relancer par le fondement de multiples communautés plus au moins recommandables. Mais surtout la reconstruction plus personnelle d'êtres humains dont l'objectif n'est plus tellement de chercher le bonheur mais plutôt de trouver le moyen de vivre avec leurs peines. En multipliant les perspectives, TLOU2 nous offre un constat amer : personne n'a le monopole de la souffrance. D'un regard à un autre, c'est toute la notion de justice qui peut être bouleversée. Ainsi la légitimité des choix commence à être questionner, les trajectoires finissent par se rapprocher, et le curseur de l'ambigüité morale ne cesse d'être défier. C'est une habile façon de nous responsabiliser sur la conséquence de nos actes, nous sensibiliser sur cette boucle de violence infinie qui parasite un possible rebond en avant. Pour exister, chaque camp a besoin de l’autre, mais a aussi besoin de se méconnaître plus ou moins intentionnellement.
Il est assez tragique de constater qu'avec une franche conversation entre les différents protagonistes, l'histoire se déroulerait sans doute un peu différemment. Notons d'ailleurs qu'Ellie ne connaitre jamais le véritable motif qui a motivé sa plus grande ennemie. Sans doute était-il déjà trop tard. L'heure n'est plus aux regrets mais au pardon, car c'est finalement là la grande thématique de l'aventure. Le pardon. Cet énorme bloc de glace érigé entre Ellie et Joel qui ne demande qu'à être brisé. Tenter de pardonner à autrui mais surtout à soi-même, un cheminement tortueux qui verra Ellie quasiment tout sacrifier pour retrouver sa tranquillité d'esprit.
C'est aussi tenter de pardonner à tous ces vautours de l'internet qui se sont jetés sans vergogne sur la carcasse fraiche d'un scénario entièrement leaké, dévorant sans digérer la moindre information pour répandre dans la foulée messages de mauvais augure. Les pauvres diables ne savaient pas ce qu'ils faisaient. C'est bien là, la preuve que TLOU2 ne pourrait se résumer avec des blocs de textes ou un simple enchainement de cinématiques. C'est une expérience qui peut être raconté mais qui doit être vécue pour en saisir toute la subtilité. Alors, libre à chacun de se sentir trahi, insulté, trompé ; crier au scandale ou attaquer ce brave Neil Druckmann sur ses prises de positions. Mais bordel, ayez au moins la décence de terminer le jeu avant.