En quatre années d’existence, Annapurna Interactive a réussi à faire de chacune de ses annonces un petit moment attendu de tout amateur de la « sphère indépendante ». Sa curation lui fait aujourd’hui mettre la main sur The Pathless, dont le titre dit long sur les promesses de liberté au sein de son open world. Et après un Abzu qui décevait en marchant maladroitement dans les pas de ses modèles, le studio Giant Squid avait justement bien besoin d’une sortie de route.


Gotta go fast


Fraichement débarquée sur l’île qui l’occuperait toute son aventure, une chasseuse marche lentement le long d’une falaise qui semble infranchissable, si l’on omet le petit chemin qui se dévoile au loin dans la roche. Rarement intro n’aura été si trompeuse tant le jeu va s’évertuer dans les heures qui suivront à déconstruire méthodiquement ce premier contact. Car s’il y a bien deux choses qui définissent The Pathless, ce sont la vitesse vertigineuse des déplacements de l’héroïne et sa façon de nous laisser créer nos chemins au lieu de les imposer.


Ce que la chasseuse recherche, c’est un mystérieux « déicide », à qui l’on doit les ténèbres qui recouvrent l’île et la perversion des divinités locales qui rôdent en quête d’intrus. En chemin, elle devra donc ramener la lumière sur les différentes régions en libérant chaque créature de sa corruption, et dispose pour cela de deux atouts : son arc, et son aigle. Aussi improbable que cela puisse paraitre, l’arc servira tout autant à la chasse qu’aux déplacements. L’île est parsemée d’orbes flottant nonchalamment dans le décor, et une flèche décochée proprement octroie un puissant bond en avant tout en rechargeant la (maigre) jauge d’endurance dédiée à la course. La bonne association de ces deux éléments donne à la chasseuse ces merveilleuses foulées sans fin, parsemées de bonds dans le vide capables de traverser les plus larges ravins, sauf quand un mauvais timing dans le décochage envoie la flèche dans un tronc en un « tchonc » déjà au panthéon des sons de foirage. Bien qu’omniprésente, aucune crainte que cette mécanique n’empiète sur le rythme des foulées, puisque la visée est exclusivement automatique, ne laissant au joueur que le soin de tirer au bon moment pour se recharger quand cela est nécessaire. Et quand le mur qui lui fait face est malgré tout trop haut, la chasseuse peut alors compter sur son rapace de compagnie, capable de la saisir et battre des ailes pour lui faire prendre de l’altitude, ou bien simplement planer sur de longues distances comme un paravoile sans endurance et que l’on peut caresser. Et soyez certains qu’on le caressera, tant l’animation bien trop chère pour ce qu’en fait le game design s’avère satisfaisante.


A Short Hike


The pathless est bien loin des problématiques passives d’Abzu. Bien que souvent contemplatif, c’est aussi une traque, parfois même une course-poursuite, mais surtout, c’est un titre bien concerné par ses enjeux ludiques. Il a des boss, il a des collectibles de différents types et tailles, et il a même des coquetteries de pur game designer, comme ce timing parfait à avoir lors du décochage des flèches pour obtenir un boost plus grand encore. Le simple fait de devoir encore et encore tirer dans tout le décor pour maintenir sa course est un parti pris on ne peut plus osé, fut-il finalement assez intuitif. Loin pourtant de vouloir convaincre celles et ceux qui pourraient y voir toujours un non-jeu en enchainant les systèmes, The Pathless fait tout ceci avec simplicité et épuration, sans compliquer inutilement les choses. Il demeure un titre sans ennemis (en dehors des boss) ni blessure, ni mort, où l’arc est moins une arme qu’un grappin qui ne dit pas son nom. C’est dans ces moments, dans sa façon de comprendre ses besoins modestes et de les assumer, qu’il se rapproche le plus de Journey. Mais c’est aussi par ses automatisations et ses simplifications qu’il pourra se laisser piéger, justement quand elles deviennent capricieuses, dans les rares moments où on aurait eu besoin de pouvoir changer de cible manuellement, ou quand on voudrait enchainer précisément une suite de bonds aériens sans tomber dans le vide bref, quand on aurait eu besoin d’un petit surplus de précision.


Bien sûr, tout cela tient debout aussi parce que The Pathless sait quand il doit s’arrêter, après un final de haut vol et environ cinq heures de jeu, juste quand il a raconté tout ce qu’il avait à dire. On parle là d’une durée à peu près en ligne droite. Mais avec un titre comme The Pathless, on comprend qu’une telle notion n’a que peu sa place ici, et que ces chiffres ne veulent pas dire grand-chose. Pour votre serviteur, l’aventure a sans doute duré près du double. Cela tient avant tout à la liberté quasi-totale dans laquelle le contenu peut être bouclé, y compris le contenu principal. Trois des quatre régions du jeu peuvent être complétées dans l’ordre que l’on veut, et ce malgré tous les sous-entendus et appels du pied du level design. Pour cela, il faut dans tous les cas collecter différentes reliques dans chaque région afin d’activer trois obélisques capables d’affaiblir suffisamment une divinité pour s’y frotter. Sauf que, vous nous voyez venir, il y a bien plus de reliques que nécessaires. Et sans carte ni boussole, la destination compte moins que le plaisir que l’on prend à traverser le monde à toute berzingue, à parfois croire que l’on est en train de sortir des limites de la carte, pour finalement tomber sur un petit donjon, une vista cachée ou autre pour récompenser nos efforts. Pour la plupart, ces points d’intérêts recèlent leur lot d’énigmes de différentes tailles, celles-là même qui n’existent que pour nous fournir les reliques ou bien des cristaux, un collectible annexe accordant à termes des battements d’ailes supplémentaires à l’aigle. Annexe certes, mais capable de totalement chambouler le jeu quand, dans les derniers pourcentages de complétion, celui-ci devient si aérien qu’on ne touche presque plus le sol.


Abzu de ses péchés


On résume : un monde ouvert où l’on complète les principaux chapitres de l’histoire plus ou moins comme on veut, des divinités à conquérir, un jeu qui joue beaucoup sur sa verticalité et le vol plané… On est vite tenté de citer le dernier né des Zelda comme inspiration évidente en version poche, sans doute trop évidente d’ailleurs. Mais on peut aussi voir dans les battements d’ailes de l’aigle augmentés par des cristaux le spectre des plumes d’or d’un A Short Hike. Et que les complétionistes où les gens au mauvais sens de l’orientation se rassurent, une vision d’aigle locale sera toujours là pour leur montrer les points d’intérêts les plus proches, mais à la seule condition qu’ils soient un tant soit peu dans le champ de vision. Mais plutôt qu’une concession, cette assistance semble bien incarner le mot d’ordre de The Pathless : prendre une idée qui a déjà fait ses preuves ailleurs et l’adapter à une échelle et des besoins propres. On regrettera que ces emprunts, fussent-ils en effet adaptés avec pertinence, soient parfois encore un brin trop évidents, ce qui empêchera aussi le jeu de transcender à terme sa propre proposition. The Pathless restera dans l’arène des très bons, méritant même le titre de plus élégant des suiveurs, sans franchir la frontière du transcendant.


S’il est évident que les développeurs de Giant Squid ont aimé autant que nous certains aspects de Breath of the Wild, on sent dans les affrontements contre les divinités qu’eux aussi ont été frustrés par Calamity Ganon. C’est évident lors de la première phase commune à chaque boss, course poursuite dans des décors enflammés où le chasseur devient la proie. Les phases suivantes, le vrai affrontement en tête à tête mais surtout en arène, tient davantage du jeu de rythme où il est question de survivre à des séquences d’attaques en attendant une ouverture. Dans les deux cas, la direction artistique et la réalisation technique, tous deux déjà sublimes en temps normal, s’offrent quelques fulgurances dignes de décrocher des récompenses dans les catégories concernées. C’est sans doute aussi là que la version PS4, sur les consoles prolétaires tout du moins, pourra commencer à cracher quelques fausses notes, sans pour autant jamais vraiment nous sortir du flow.


Car s’il y avait bien une chose à récupérer d’Abzu, c’était le talent des artistes oeuvrant à faire de chaque instant un enchantement pour les yeux. Entre sa palette de couleur et ses panoramas, on n’attendra pas de ne plus toucher le sol pour lui préférer le bouton de capture d’écran. C’est un peu comme la bande originale du jeu. La dernière-née d’Austin Wintory a beau être un pot pourrit d’influences musicales des quatre coins du monde, elle arrive à dégager de cette diversité une forte personnalité, et surtout beaucoup de charme. Sans doute est-ce dû à ces associations de sonorités rares, ne serait-ce que parce que ce n’est pas tous les jours que l’on entend du khomeii mongole. De la même manière, ce n’est pas tous les jours que l’on joue à un open world court, où la vitesse n’empêche pas la contemplation. Et sur ce grand écart, The Pathless reste parfaitement en équilibre.


On dit souvent qu’il ne faut pas confondre vitesse et précipitation et c’est un adage que The Pathless a bien compris. Non content de concilier grande vitesse et plateforme simple (ne le dites pas à la Sonic Team), The Pathless réussi à rester un jeu étonnement posé pour déployer toute ses velléités d’ambiance. S’il manque à ce très bon jeu peut-être un soupçon de radicalité supplémentaire pour devenir un vrai grand jeu, il a toutes les qualités pour arracher plus d’un coup de cœur. Car le bond en avant depuis Abzu est tel qu’on lui pardonne bien volontiers d’être resté, encore un peu, sur le chemin tracé par ses modèles.

Ensis
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le 29 mars 2021

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