Dans un monde médiéval-fantastique où humains et monstres en tous genres se côtoient, l'ordre des Sorceleurs dont vous faites partie à pour but de débarrasser les humains des monstres qui viennent s'en prendre à eux. Doté de capacités physiques et de sens surdéveloppés, aptes à manipuler la magie et ingurgiter de puissantes potions qui tueraient n'importe qui d'autre, la plupart des gens vous voient comme un mutant, un paria itinérant qui aurait lui-même une part de monstre en lui. Pourtant, tous ont besoin de vous lorsqu'un loup-garou, un vampire ou une goule viennent boulotter leurs semblables. C'est dans ce contexte peu accueillant que vous même, le taciturne Geralt de Riv, se lance sur les traces de Ciri, sa fille adoptive qui a disparu dans les terres de la Téméria. Fille adoptive qui est accessoirement fille biologique de l'empereur du Nilfgaard, Emhyr, cruel envahisseur de la Téméria, et qui à ce titre vous paye pour lui ramener sa fille. Dans le même temps, une horde de cavaliers fantomatiques légendaires, la Chasse Sauvage, sont aussi sur les trousses de Ciri pour une raison mystérieuse. Voila pour le point de départ d'une épopée romanesque et candidat sérieux au titre de jeu de la décennie 2010.
Les adeptes de Game of Thrones, autre oeuvre-somme dans le genre, ne seront guère dépaysés. On retrouve dans The Witcher un univers de dark fantasy assez semblable: ses cavaliers de l'apocalypse venus du Froid, ses empires et ses résistances, ses brutes avinées comme ses rois de l'intrigue, ses conflits religieux, rites scrupuleux et obscurantismes aveugles, ses personnages ambigus aux arcs narratifs profonds, ses campagnes désolées et villes surpeuplées, ses âmes charitables et sa truanderie sadique, ses mythes dont on ne sait plus trop s'ils viennent des Celtes, des Nordiques, des Romains, des Babyloniens, ou d'un peu de tout ça à la fois.
Car The Witcher est un pot-pourri foisonnant d'à peu près tous les mythes, contes, légendes et éléments de folklore occidentaux, avec une attention toute particulière envers la mythologie slave, chère à l'auteur de la saga dont il est adapté, Andrzej Sapkowski. Fantasme d'adepte de Joseph Campbell, c'est un véritable hommage au Petit Peuple des légendes populaires comme aux monstres indicibles de Lovecraft, des romans de chevalerie aux sagas nordiques, des Moires gréco-romaines au Leshen des forêts de l'est, en passant par les facétieux Sylvains, Algoules répugnantes, Golems immémoriaux ou encore terrifiant Naglfar, ce macabre drakkar annonciateur de la fin du monde chez les Vikings. Ancien Testament, Hésiode, Tolkien, Chrétien de Troyes, frères Grimm et Robert Howard se voient réunis en une gigantesque orgie mythologique à la gloire de l'imaginaire. Le bestiaire et le lore du Witcher n'inventent rien, mais le jeu agrège avec génie et déférence une mémoire collective qu'il arrive à rendre cohérente au sein d'une même direction artistique.
Le succès mondial unanime et triomphal de ce jeu développé par les outsiders polonais de CD Projekt, alors inconnus de l'industrie, en dit long je pense sur notre cruel besoin d'imaginaire "premier degré" et de mythologie, à notre époque où l'imaginaire est régulièrement piétiné et pris en enfilade. D'un côté, par les ricanements faussement cool des films Marvel, où il est réduit au rang d'autocollants Panini au mieux, de véhicule promo à la gloire d'un wokisme opportuniste préfabriqué et sans âme au pire. De l'autre coté, par les identitaires religieux, abêtissants et superficiels, pour qui spiritualité, croyances et imaginaire se limitent à la forme de ton maillot de bain ou de ton prépuce.
Le monde ouvert de Witcher 3 grouille de vie comme peu d'autres. Les paysans travaillent leur terre et s'encanaillent à la taverne, les enfants crapahutent et se font enguirlander quand ils chantent à tue tête des refrains irrévérencieux, les catins et les bonimenteurs vous alpaguent, les prédicateurs et les patrouilles vous toisent et les brigands tentent de vous faire les poches. Des trouffions désoeuvrés courent la gueuse tandis que des trognes antipathiques crachent à vôtre passage en grognant dans leur barbe. On se perdra des heures et des heures dans les rues engorgées de Novigrad, et quand vous arpenterez les campagnes, vous ne serez jamais seul: dans les forêts vous entendrez les grognements de bêtes sauvages prêtes à vous sauter dessus, et vous verrez des griffons au loin s'attaquant aux troupeaux de moutons, quand ce n'est pas sur vous qu'ils tombent sur le coin de la truffe. Les effets de météo et de lumière splendides et la musique envoutante achèvent de nous plonger dans ce monde aux luttes de pouvoir sans fin.
Ce récit n'épargne rien ni personne. Vos premiers pas vous emmèneront à patauger dans la boue encore fraîche d'un champ de bataille. Corps étripés, montures empalées sur des chevaux de frise, le tout dégage une odeur pestilentielle qui attire déjà d'horribles créatures nécrophages. The Witcher s'attaque à tous les sujets, y compris ceux qu'on qualifierait de plus sensibles mais qui en réalité n'ont rien de sensible lorsqu'ils sont traités avec sincérité et intelligence. Racisme omniprésent, violences conjugales, avortement, fausses couches, horreurs de la guerre, sacrifices humains, vengeances aveugles, justice expéditive, fanatisme religieux, oppressions humaines et cruautés de toutes sortes, rien n'est éludé. Dans ce monde en guerre, les bûchers de sorcières succèdent aux empalements, aux forêts de pendus et aux viols collectifs. Vous même n'êtes pas en reste, les combats auxquels on prend part sont spectaculaires et gore, la fluidité des mouvements exemplaire permet de jouir de finish moves bien craspec, et il n'est pas rare que l'on décapite, carbonise ou que l'on coupe en deux dans le sens de la longueur et avec force giclasses de sang les bien mal avisés qui nous cherchent querelle.
Et on ressort de certaines quêtes franchement ébranlé, pas seulement par ce qu'on a vu, mais par ce qu'on a du faire. Car il faut prendre des décisions lourdes de conséquences.
Très tôt, le jeu vous met face à un de ses fameux dilemmes moraux. Vous rencontrez un forgeron nain dont la forge a été détruite par un vandale humain. Une querelle raciale, comme il y en a tant dans cet univers. Lorsque vous retrouvez le coupable, il vous supplie et vous propose un pot-de-vin en échange de la liberté; vous pouvez l'accepter, pris de pitié pour ce pauvre type qui a juste fait quelque chose de stupide après avoir bu un coup de trop. Mais vous pouvez aussi préférer votre sens de la justice et le livrer au forgeron. Vous découvrirez alors que ce dernier collabore avec l'envahisseur du Nilfgaard et qu'à ce titre, le coupable de l'incendie va être purement et simplement livré à la patrouille et pendu pour trahison. Un peu rude, n'est-ce pas?
Plus tard, vous croisez au hasard des routes une troupe qui s'apprête à pendre un déserteur. Allez-vous considérer que c'est leur affaire, que les lois de la guerre sont ainsi, ou bien allez-vous vous interposer et risquer de devoir tous les massacrer pour sauver une vie? Et il en sera ainsi régulièrement. Choix de rapports psychologiques avec untel ou untel (serez-vous plutôt conciliant ou distant vis à vis de ce général nilfgaardien? Vous prendrez-vous au jeu de la séduction de Yennefer ou bien jouerez-vous le preux chevalier dénué de tentations?), ou choix de vie et de mort qui parfois s'appliquent à une communauté entière. Ainsi, bien malgré moi, je me suis retrouvé responsable de la dévastation d'un village entier de par l'évasion d'un spectre mortel. Mais chut.
De plus, tous les monstres que vous affrontez ne sont pas de puantes goules s'exprimant par gargouillements et n'ayant d'autre utilité sociale que de boulotter des paysans. Parfois, une créature à échelle plus humaine vous implorera pitié: telle succube qui s'est défendue contre une soldatesque avinée, tel loup-garou qui a tué sa femme malgré lui, tel doppelgänger persécuté par les chasseurs de sorciers, tel inoffensif lutin qui s'amuse à faire croire qu'une maison est hantée...
Certes, rien de nouveau là encore: en terme de choix multiples et de dilemmes, Mass Effect et Fallout sont passés par là depuis belle lurette. Mais la tradition est ici fort bien respectée en termes d'écriture, et en bout de course cela donne un jeu qui connaît plus d'une trentaine de fin différentes selon les choix qui ont été pris. Il n'y a jamais de "bon" choix: tous ont leurs implications, et souvent une tonalité douce-amère dans le meilleur des cas.
La trame de la quête principale est vertigineuse, et vous emmènera des cloaques de Velen aux fjords majestueux de l'archipel de Skellige. Les quêtes secondaires elles ne comptent que très peu de déchet et de remplissage, hormis les quêtes de course à cheval ou de baston à main nues, peu intéressantes. Un RPG de ce calibre échappe également au poncif de la quête Fedex, aka "eh étranger, j'ai oublié mon marteau au milieu du volcan, peux-tu le retrouver?". La plupart des quêtes secondaires y sont plutôt l'occasion de découvrir de nouveaux personnages truculents, drames familiaux tabous, rivalités villageoises mesquines réglées par malédictions interposées, aimables paysans au passé criminel honteux, et autres secrets bien cachés. Les quêtes de type "contrats de sorceleur" en particulier vous demanderont de mener de petites enquêtes sommaires, à la manière des Batman Arkham, au sein de communautés vous appelant à l'aide pour traquer un monstre en particulier, puis l'affronter dans un combat homérique après avoir préparé son équipement selon les préceptes de son bestiaire. Certaines quêtes se permettent même une touche d'humour bienvenu dans cet univers glauque et pesant; ainsi lorsque l'on doit venir en aide à une bande de paysans superstitieux qui donnent toutes leurs récoltes au dieu Tout-Puissant, qui s'avère en réalité être une sorte d'ogre blagueur vivant dans le sous-sol, leur communiquant ses divines exigences via un tuyau caché dans une idôle, et se gavant de leurs offrandes. Enfin, les "chasses au trésor" permettent de trouver des épées et armure de légende cachées dans d'obscures ruines et tombeaux oubliés. Là j'étais aux anges: pas de doute, on est dans Conan (le barbare, pas le détective).
Passons au sujet qui fâche. Le challenge. Pour ma part, j'ai plié le jeu en difficulté 3 sur 4, sans suer. Celle-ci me paraissait l'idéal pour profiter au maximum des possibilités de gameplay (il faut un minimum de challenge pour avoir besoin et envie de se plonger dans l'aspect alchimie/décoctions du jeu) sans finir pour autant par lancer ma manette par la fenêtre en maudissant les développeurs de CD PRojekt jusqu'à la treizième génération. Oui, The Witcher est plutôt facile, et oui si j'ai envie de risquer la mort sur le moindre zombie, je me tournerai plutôt vers Dark Souls. Il est vrai que vers la fin on a l'impression d'être en roue libre, entre la barre de vigueur qui se remplit vitesse grand V pour lancer boule de feu sur boule de feu, et les multiples décoctions qui nous permettent de regen de la vie de manière à peu près constante. Les deux derniers boss ne m'ont d'ailleurs opposé aucune résistance. Et pourtant, votre serviteur s'est tourné vers un build alchimiste/mage, pour ne pas trop céder aux facilités ordinaires du combat à l'épée. Le challenge est donc peu élevé, mais comment en vouloir pour un jeu dont la quête principale nécessite à elle seule une cinquantaine d'heures de jeu en ligne droite, et le triple pour finir toutes les quêtes? Et puis, cela fait aussi partie du sel d'un tel RPG en monde ouvert: par le hasard de vos voyages, vous allez tomber sur l'antre d'un cyclope qui va vous défoncer en deux bourre-pifs, mais une fois que vous aurez pris 10 levels de plus et amélioré vôtre équipement, vous allez y retourner et le déglinguer de manière jouissive en deux coups de cuillère à pot.
Il va me falloir un moment pour digérer cette épopée où raisonnent encore les destins croisés de Ciri, de Keira Metz, du Baron Sanglant, de Yennefer, où raisonne encore le souvenir traumatisant du repaire du Petit Bâtard, de l'esprit de la forêt ou encore de la première rencontre avec les Moires. Souffle romanesque et en clair-obscur, c'est avec plaisir que j'ai potassé tous les petits collectibles amassés au cours de ma partie: biographies de personnages, multiples textes relatant les légendes, histoires et folklore interne au jeu. Véritable machine à screenshots, The Witcher 3 est un émerveillement de tous les instants, que ce soit dans la brume verdâtre gothique de Velen, dans les délices du bordel de Passiflore, ou dans les excursions en bateau au large de Skellige, entouré de silhouettes menaçantes de dragons qui planent au loin. Si le maniement du cheval n'était pas une catastrophe archaïque qui brise par moments l'immersion (Breath of the Wild a fait largement mieux à ce niveau depuis), ce serait une note parfaite. Bref. T'es encore là? Mais t'attend quoi pour t'y mettre, le Froid Blanc?