Il est très étrange de redécouvrir Watch Dogs en 2024, 10 ans après que son esbroufe technique soit restée ancrée dans les mémoires; une trahison de Marketing conspuée à juste titre mais qui continue de subsister avec une hargne inapaisée en une époque où Ubisoft vit des heures sombres. Je ne prétendrais pas avoir été épargné d'ailleurs par cette vindicte populaire, n'ayant pour ainsi dire pas vraiment accorder sa chance au titre à sa sortie : quelques parties chez un ami pour juger de la déception graphique évidente du jeu, de la voix exagérément caverneuse de son héros en version originale et des limites trop vite perceptibles du système de combat et d'infiltration; hop, Watch Dogs était emballé, oublié et il a fallu une promotion à trois euros pour que je me dise finalement : "allez, voyons voir ce qu'il vaut vraiment." Comme quoi, on est malheureusement pas toujours hermétiques aux critiques influençables de la toile, surtout dans le milieu du jeu vidéo qui de Final Fantasy XIII à Cyberpunk, aime bien catalyser l'attention médiatique sur "le jeu de merde à détester par excellence pour briller en soirée."
Connerie pourtant, connerie de ma part car je me retrouve en 2024 avec ce simple constat : celui d'avoir été assez bluffé par la proposition interactive de Watch Dogs, y compris dans sa dimension technique, en ne pouvant que m'imaginer la claque que j'aurais pris si je lui avais tout simplement laissé sa chance en 2014. A moins que? Peut être est ce l'inverse justement, peut être que les qualités du jeu transparaissent davantage aujourd'hui après une décennie où Ubisoft s'est enlisé dans la bêtise la plus crasse et le formatage calibré pour un public moderne ayant légitimement tourné son attention ailleurs; peut être qu'en 2024, le jeu ne souffre pas d'être dans l'ombre d'un certain GTA V et qu'en une décennie marquée par l'absence d'Open Worlds contemporains, la vision d'un Chicago bac à sable trouve une résonance plus importante dans le cœur des joueurs; peut être aussi, de manière un peu plus fataliste, le jeu vidéo occidental est tellement en crise désormais qu'il est difficile de nier la différence qualitative envers les jeux de la précédente décennie, même pour un Ubisoft déjà observé avec méfiance à l'époque.
Watch Dogs est un jeu pétri de contradictions et en quête constante d'identité mais il semble surtout témoigner, dès ses premiers instants, d'un moment de bascule au sein du studio où la gravité du propos et le sérieux de l'exécution se disputent déjà à une débilité intégrée au chausse pieds et la tyrannie d'un fun déjà hors de propos.
Maurice! Je sais où tu te caches! Viens ici que je te bute, enculé!
Watch Dogs débute son périple avec une tonalité assez dérangeante pour un public sevré à l'abrutissement Ubisoftien de la dernière décennie; un tueur se fait tabasser dans les règles pour avoir assassiné la nièce de notre ténébreux protagoniste : le propos est clair d'entrée de jeu, c'est une histoire de vengeance où Aiden n'as pas peur de se salir les mains dès la scène d'introduction. La première action qui est demandée au joueur est littéralement d'exécuter l'infortuné assassin refusant de livrer le nom de ses commanditaires...Sauf que non, c'était une blague, le flingue était vide. Deux minutes plus tard, un autre assassin, gentil cette fois, débarque pour faire la première blague pas drôle du jeu; sorte de Jar Jar Binks asiatique qui n'est visiblement là que pour offrir des ruptures de ton malvenues quand certains développeurs jugent que le jeu se prend décidément trop au sérieux; par la suite, dès nos premiers pas dans l'Open World, nous sommes assaillis de demandes de tenter des trips numériques; sortes de délires hallucinogènes, prétextes à des scènes surréalistes dans le cadre pourtant très terre à terre que le jeu s'évertue en parallèle à mettre en place. Bref, inutile de rentrer davantage dans le détail : il ne faut pas une heure de jeu pour constater la dissonance, la fameuse, qui émaille un titre dont différentes équipes créatives ont clairement tentés de mener dans des directions contradictoires; les trips numériques étant le sommet le plus visible d'un Iceberg visiblement soucieux de couler à son tour si le joueur n'était pas abreuvé d'un fun superflu toutes les demi-heures.
Soyons clairs, néanmoins : le jeu n'est pas forcément plus méritant lorsqu'il assume la noirceur de son propos. Le scénario lorgne en effet clairement dans le voyeurisme sans jamais questionner la moralité douteuse de son protagoniste, usant des mêmes armes intrusives que ses ennemis pour arriver à ses fins, même lorsqu'il s'agit de placer des caméras chez sa sœur et son neveu pour assurer soit disant leur sécurité (paye ta famille toxique). Pire, le récit en devient franchement libidineux et racoleur lorsqu'il dépeint avec outrance les obsessions sexuelles de la population de Chicago (un symptôme des problèmes qui existaient déjà en haut lieu chez certaines têtes pensantes d'Ubisoft?) mais malgré la lourdeur de son récit, j'avoue avoir été assez agréablement surpris par les quelques tentatives du jeu s'assumer son ambiance de Film Noir et de récit de vengeance nihiliste; les séquences dramatiques tombent souvent à plat mais voilà au moins un AAA qui refusait la facilité du Happy Ending avec un héros finalement essoré par sa constante volonté de représailles contre un ennemi qu'il ne pourra jamais vaincre à lui seul. Dans ces moments les plus réussis, car il y en a malgré tout, l'ambiance parvient même à côtoyer une ampleur super-héroique réaliste qui convoque les beaux souvenirs des Batman de Nolan, également tournés à Chicago, à l'image de cette scène où Bruce Wayne vantait les mérites de sa surveillance omnisciente de Gotham devant un Lucius Fox médusé par cette intrusion dans la vie privée; la ville est ici autant l'arme principale du héros qu'un adversaire éventuel qui peut se retourner contre lui et ce paradoxe confère une certaine singularité à ce récit de Hacker, au demeurant assez classique où les trahisons sont évidemment légion (hohoho).
The Dark Passenger
Alors quoi, nom de dieu? Comment Watch Dogs tire-il son épingle du jeu malgré ce bourbier narratif et thématique? Hé bien, je ne vais pas tergiverser plus longtemps sur la question car je l'ai déjà mentionné précédemment : Chicago incarne un énorme coup de cœur en matière de carte interactive et probablement l'un des Open Worlds urbains les plus immersifs que j'ai parcouru durant ces dernières années. Il faut dire que la ville se traine tout un bagage culturel dans l'inconscient collectif de l'imaginaire avec sa myriade de films noirs inspirés de ses ruelles inquiétantes et son urbanisme contrasté mais j'avoue avoir été assez impressionné du soin apporté à l'atmosphère générale des lieux qu'il s'agisse de la gestion des éclairages malmenés par les coupures de courants réguliers, la pluie omniprésente qui confère une ambiance souvent pesante aux espaces de béton et d'acier, la diversité des PNJ et leurs multiples interactions, la réactivité de l'environnement à nos actions avec cette police particulièrement agressive et des citoyens prompts à nous dénoncer, l'omniprésence des médias télévisuels et radiophoniques ou encore le choix judicieux d'une saison automnale pour accentuer l'ambiance délétère de la ville; bigre, même la démarche nonchalante du héros, avec ses mains dans les poches, invite à une certaine observation posée de la cité étouffante : Chicago suinte la disparité sociale, la corruption et la dégradation des lieux tout en invitant au mystère de ses secrets cachés dans l'ombre ou des énigmes exposées aux yeux de tous; une ville écrasée par la violence héritée de son passé (que le jeu prend soin de rappeler avec une insistance parfois grossière également) et qui dégage pourtant une certaine mélancolie douce amère en arpentant les lieux. Oui je sais, on parle bien d'un jeu Ubisoft dans le cas présent mais que voulez vous, le cœur a ses raisons que la raison ignore tout ça. J'ai été conquis tout simplement. :)
Il faut dire que la ville est également mise en valeur par l'autre atout omniprésent de Watch Dogs : son emphase sur le téléphone comme meilleure arme à notre disposition. Enfin à condition de s'imposer de jouer directement en Difficulté Réaliste puisque le jeu offre une abondance d'armes à notre disposition et un Bullet Time craqué (et là aussi hors de propos) pour se défaire des hordes d'ennemis qui pullulent dans les missions avancées. Mais la résistance rachitique de notre personnage en difficulté maximale nous impose une approche moins bourrine et en étant contraint de planifier mes assauts à l'avance, j'ai ainsi été plus d'une fois surpris de la richesse du Level Design dans certaines zones, offrant une liberté d'approche qui lorgnerait presque dans ses fulgurances vers du Immersive Sim avec l'usage ingénieux du téléphone contournant complètement des obstacles à première vue redoutables. Mais au delà de ces séquences d'action/infiltration, dont la diversité d'options est tout de même très fluctuante selon les Level Designers plus ou moins inspirés à l’œuvre derrière les missions principales, le piratage est une composante essentielle de notre exploration; elle est notre interaction première avec l'ensemble des citoyens de Chicago, dotés certes d'une identité minimaliste mais dont on discerne tout de même assez vite les différentes communautés selon les quartiers visités, et elle est constamment sollicitée dans notre découverte de la ville qu'il s'agisse de l'impossibilité, au départ frustrante mais finalement ingénieuse, de pouvoir tirer en conduisant ou du Parkour plus balourd qu'un Assassin's Creed pour mieux inciter à observer les lieux par l’œil des caméras au lieu de trainer Aiden d'un coin à l'autre de la Map.
Une Map qui se caractérise par ailleurs par sa taille assez minimaliste, loin de la boulimie consumériste d'un Assassin's Creed Odyssey; Ubisoft avait à l'époque encore une certaine notion du rationnement, y compris dans le choix bienvenu d'écarter la guerre de territoire dans le déblocage de l'environnement, Watch Dogs tirant un bien meilleur atout de son emphase sur les énigmes placées directement au sein de l'environnement ou les déverrouillages facilités par notre omniscience numérique. Encore une fois, il faut composer avec le fait que le jeu ne s'engouffre jamais dans une zone de gris moral par l'intermédiaire de son système de réputation binaire (tuer : pas bien; aider les autres : bien; par contre, voler les données bancaires des citoyens et les espionner à leur insu...Bouarf, ça va hein, vous aviez qu'à écouter Edward Snowden tiens. :p) mais force est de constater que cette inter-connectivité se traduit également par une interactivité tangible face au décor d'un Open World d'ordinaire plus imperméable aux actions du joueur. Cette omniprésence du piratage a néanmoins une contrepartie plus problématique, et souvent reprochée à Ubisoft : l'interface surchargée d'informations graphiques et de harcèlement constant pour solliciter l'attention du joueur. J'avoue néanmoins que si cette démarche m'exaspère fréquemment dans des univers censés être plus épurés géographiquement, elle trouve tout de même une résonance évidente avec la thématique du titre et l'obsession maladive pour le numérique (qui ne regarde pas son portable dans le métro, aujourd'hui?); pour atténuer néanmoins cette lourdeur visuelle, je ne saurais que trop vous conseiller de basculer directement vers la version française qui vous épargnera la surcharge de sous-titres s'intégrant par dessus cette abondance de données, d'ordinaire j'ai toujours tendance à privilégier le langage correspondant à un pays étranger mais dans le cas présent, je peux affirmer sans trop de risques que la VF surpasse largement la VO sur de nombreux aspects, notamment la voix beaucoup plus tourmentée et naturelle de Jean Pierre Michael qui parvient à travers ces monologues hantés et rongés par la culpabilité à élever clairement le texte pas forcément mirobolant de son personnage.
Enfin cerise sur le gâteau en ce qui me concerne, il y a le multijoueur. Comment ça, il y a du multijoueur dans Watch Dogs? me demandait encore aujourd'hui un pote; oui, il y a du multijoueur dans Watch Dogs et encore actif aujourd'hui, merci le succès persistant du jeu. Un jeu de cache cache dans une zone délimitée où notre personnage endosse l'apparence d'un citoyen ordinaire et doit se fondre dans la masse en imitant l'attitude des PNJ pour berner son adversaire...Mais attendez, c'est Assassin's Creed : Brotherhood ce machin??? Hé oui, Assassin's Creed : Brotherhood, une de mes expériences multijoueurs préférés et dont je pleure encore la disparition des serveurs (ne me parlez pas des Maps merdiques de Black Flag et leur Level Design cloué au rez de chaussée ou on va pas être copains) et dont Watch Dogs propose ainsi un prolongement bienvenu en poussant même le vice à empêcher l'intrus de prendre les armes contre sa cible. Soyons clairs : c'est dans ces nombreuses parties multijoueurs (10000 points au compteur actuellement et je ne désespère pas d'atteindre le dernier palier des 12500) que Watch Dogs brille de son plus bel éclat : tous les systèmes de jeu semblent avoir été optimisés en vue de cette confrontation indirecte pouvant survenir à tout moment dans la partie et on prend ainsi conscience à quel point le placement des caméras a été savamment orchestré pour permettre une grande liberté d'approches à ces espionnages numériques; on râle un bon coup quand la cible nous détecte à la dernière seconde, on soupire de soulagement quand on parvient à fuir sous un déluge de balles et on sourit de satisfaction en restant caché, les phares éteints, dans sa bagnole alors que la cible est montée à l'étage supérieur inspecter le métro local (tactique souvent imparable). Bref, c'est vraiment ce multijoueur qui rehausse encore davantage l'intérêt du jeu à mes yeux (et très concrètement la note d'un point sur ce site), d'autant qu'il propose la pirouette bienvenue de rebasculer directement dans le mode solo sans temps de chargement, de telle sorte qu'on se retrouve à explorer par l'intermédiaire de cette parenthèse multijoueur des lieux qu'on aurait normalement négligés dans notre exploration ordinaire; une brillante idée, brillamment exécutée, et qui offre presque des situations émergentes par la diversité des lieux qui se muent au hasard en jeux de chat et de souris. Juste, quel pied franchement.
Maintenant que j'y pense, il n'y a aucun chien et même pas le moindre animal dans le jeu, par contre. :p
Bref, il y a clairement beaucoup de maladresses à déplorer objectivement mais j'étais le premier surpris de constater à quel point il y avait aussi beaucoup de cœur à l'ouvrage dans le cadre de ce Watch Dogs; des développeurs clairement ambitieux dans leur proposition d'une nouvelle licence AAA, encore un peu trop boursoufflée des poncifs habituels d'Ubisoft mais pas dénuée d'originalité pour autant en creusant toutes les possibilités accordées par son gameplay. Il était ,fût un temps, le jeu qu'il fallait détester en raison d'un Marketing mensonger dont les développeurs n'étaient en soit pas responsables; aujourd'hui, le jeu semble bénéficier d'une nouvelle jeunesse grâce à des mods salvateurs le rapprochant de sa prétention visuelle d'antan mais j'aurais tendance à penser que même dans sa forme basique, Watch Dogs a bien une carte à jouer dans cette proposition d'Open World contemporain et il est même un peu regrettable que certaines mécaniques proposées dans le cas présent demeurent encore propres à la franchise. En tout cas, à la manière d'un certain chauffeur de taxi reconverti laborieusement en chanteur improvisé, le jeu mérite bien une seconde chance; celle de voir que toutes les productions d'Ubisoft ne sont pas vouées à être condamnées au pilori et qu'il y avait bien encore quelques développeurs qui méritaient leur appellation de créatifs en ce temps là.