Dire que 1984 était un manquement à ma culture littéraire est un doux euphémisme. Entre sa réputation internationale ayant du faire connaître Big Brother à un bon pourcentage de personnes n'ayant pourtant jamais touché à un livre ou encore sa note SC de 8.5 pour plus de 13000 notes, autant dire que je pensais plus ou moins savoir à quoi je m'attaquais.
Aussi, avec de telles attentes, difficile de ne pas être dérouté en s'y lançant. Le style de George Orwell, bien qu'assez accrocheur, se révèle classique, très classique. J'irais même jusqu'à dire insipide par moment, mais peut-être est-ce du au fait d'avoir découvert Conrad et son incroyable style il y a peu. Enfin bon, on n'attaque pas vraiment un monument comme 1984 pour son style, donc ce n'est sûrement pas très important, au final. Mais il n'y a pas que le style qui est classique dans 1984.
L'histoire nous conte la vie de Winston Smith au sein du régime totalitaire de l'Océania. Ce monde est dominé par le Parti, dont le chef unique et immortel est bien évidemment Big Brother. Ici, tout le monde est surveillé H24 par des millions de télécrans disposés un peu partout, et chaque citoyen se dévoue corps et âme au Parti, s'évertue à être bienpensant et à renier toute pensée négative et tout plaisir. Qu'un homme et une femme couchent pour autre chose que "leur devoir envers le Parti", et la Police de la Pensée les fera disparaître. Ils n'existeront non seulement alors plus, mais seront également rayés de l'histoire, et n'auront donc en réalité jamais existé (grosse sanction quand même, pour un simple coup d'un soir).
Mais Winston, contrairement à la majorité de ses concitoyens, possède encore un cerveau, et celui-ci lui indique qu'il y a quand même quelque chose qui ne tourne pas rond, dans cet univers. Aussi souhaite-t-il l'utiliser afin d'échapper petit à petit au pouvoir du Parti, voire - pourquoi pas - pour luter contre lui.
Le livre est décomposé en trois parties. Au cours de la première, Orwell met savamment en place son univers. Il le décrit beaucoup, sans que ce soit jamais ennuyeux. En revanche, il se répète assez régulièrement, produisant un effet assez étrange. En fait, je trouve que le livre a relativement vieilli, pas à tous les niveaux évidemment, mais en ce qui concerne la base de son univers : celui-ci est connu, classique et a été vu et revu depuis 1949, que ce soit en littérature ou en cinéma. Du moins en apparence, car ledit univers est heureusement bien plus riche et bien plus complet qu'on peut le croire de prime abord. Mais toute cette première partie reste des fois trop explicative. Ainsi, le boulot de Winston est par exemple de modifier les articles de journaux parus à une date antérieure afin de modifier l'histoire, et donc le présent, et par là-même établir une nouvelle vérité. Génial ! Sauf qu'au bout de la 3ème fois où l'auteur revient sur le sujet en nous l'expliquant (d'une autre manière certes, mais quand même) on a juste envie de dire "move on bro, avance !"
Et le récit avancera. Alors que ses idées de rébellion progressent, Winston rencontrera l'amour, une notion bien évidemment abolie par Big Brother. Cette histoire est sympathique mais encore une fois très convenue. J'ai d'ailleurs eu vers la moitié du livre une petite baisse de motivation, justement due à cette amourette classique, à la fois annexe et centrale, qui ne m'intéressait pas réellement. Le style aurait été merveilleux, j'aurais continué avec plaisir. Mais en l'état...
Heureusement, 1984 ne puise pas tant sa force dans son récit que dans son univers. Scénaristiquement parlant, le livre restera d'ailleurs au final assez léger, et seule la conclusion - parfaite - m'aura beaucoup plu. En revanche, dès le second chapitre, Orwell rentrera dans les détails du fonctionnement de sa dystopie ; et c'est là que l'œuvre devient passionnante.
En effet, dès qu'on rentre en profondeur dans l'univers établi par l'auteur, on ne peut que le trouver impressionnant de justesse. Le modèle établi semble parfait. Ce qui est dingue, c'est de se rendre compte qu'en 1949, Orwell avait d'ores et déjà une vision parfaitement claire des différents totalitarismes. Mieux encore, il les avait analysé, compris leurs forces et leurs faiblesses. Le coup de génie fut ensuite d'assembler le tout pour arriver à créer un système totalitaire parfait, échappant aux défauts traditionnels et fonctionnant donc parfaitement, immortel et détenteur de tous les pouvoirs. J'ai cru en ce modèle. Je crois en ce modèle. S'il serait difficile à mettre en place, une fois établi il serait quasiment invincible. Finalement, tout ce qu'on connait de 1984 sans l'avoir lu se rapporte au chapitre 1, qui explore le monde d'un point de vue extérieur, avec superficialité. Mais dès qu'on se plonge au sein des rouages et des mécanismes de l'ensemble, ce qui en ressort est édifiant.
1984 n'est donc selon moi pas un monument de littérature, mais un monument tout court. Le livre de George Orwell a je pense plus de saveur a être étudié qu'à être lu, mais il fait partie de ces livres qui changent à leur manière notre façon de percevoir les choses. Ainsi, si beaucoup d'éléments semblent évidents et établis, d'autres sont logiques et ne nous apprennent rien, mais sont démontrés avec une minutie qui pousse à l'interrogation et à la réflexion, là où auparavant ça ne nous serait pas venu à l'esprit (la lutte des 3 classes à travers le temps, par exemple). Mais d'autres encore sont incroyables et perturbants, comme tout ce qui touche au solipsisme (notion que j'ignorais jusqu'alors et pourtant au combien intéressante), et de manière plus générale tout ce qui se rapporte à la perception de la réalité, de l'histoire et à l'exercice de doublepensée.
Si 1984 n'aura donc peut-être pas été pour moi l'aventure attendue, il aura dépassé mes attentes en termes de profondeur. L'histoire de Winston Smith n'a finalement aucune importance, puisqu'il ne s'agit que d'un grain de sable sur l'échelle temporelle infinie de la domination du Parti. La seule constante ne se situe ici pas dans l'horizontalité, mais bien dans la verticalité. Et à ce niveau, 1984 n'est pas loin de la perfection.