L'histoire, tout le monde la connaît, donc passons aux personnages directement.
Les personnages de Murakami sont antimatérialistes (ils ne possèdent rien, habitent des appartements minables, sont capables de faire leurs bagages en trois minutes chrono en abandonnant tout derrière eux si besoin, se foutent de l'argent, mangent frugalement mais prennent le temps de cuisiner, paraissent équilibrés dans leurs "plaisirs" quotidiens, ne se livrent pas à des excès, ils sont japonais, quand même ! (Même si Aomamé va dans des bars pour coucher avec des vieux elle ne sort par exemple jamais au restaurant, excepté avec son amie policière.)
En fait ils sont solitaires (mais attention, nuance, ils ne sont pas "seuls", c'est ce que dira Aomamé à un moment et c'est aussi le titre d'un chapitre) mais… inconsciemment, ils se demandent ce qu'ils foutent là, dans cette vie, quand même !
C'est là qu'intervient l'aspect philosophico-spirituel dans la saga "1Q84" et qui donne corps au propos et aux personnages. Car on apprend très vite que les deux héros se sont connus il y a 20 ans et ne se sont jamais vraiment quittés depuis...
Chacun bricole avec sa vie, se convainquant qu'au fond il aime bien être seul, qu'il n'a besoin de rien de plus, fait sa petite vie routinière tranquille, n'a aucune famille sur qui compter, des souvenirs d'enfance peu joyeux - entre les tournées de Témoins de Jéhovah et de redevance télé on a vu mieux - (mais cette enfance justement, est éclairée par la trace indélébile de leur rencontre qui relie leurs âmes pour toujours), et n'ont pas d'amis ou de relation intime officielle… mais tout cela n'est supportable, on le comprend bien vite, que parce qu'au fond d'eux-mêmes ils aspirent plus que tout à se retrouver l'un l'autre ; et c'est précisément ce qui va donner sens à ce qui n'en avait aucun (la sexy Aomamé est une tueuse à gages justicière qui défend les femmes victimes de violences, et elle est officiellement prof d'arts martiaux et de stretching dans un club sportif et, durant son temps libre, elle "lève" les mecs mariés dans des bars mais au fond c'est une grande romantique… ; quant au ténébreux Tengo, c'est un prof de maths très populaire mais qui écrit un roman, notamment grâce au soutien d'un éditeur assez caractériel mais talentueux, et il entretient aussi une liaison régulière depuis un moment avec une femme mariée de dix ans plus âgée que lui : ils ont tous les deux une vie sexuelle, mais on pourrait dire qu'elle ait dénuée d'âme, d'émotions. Et c'est ce qui va rendre leur lien d'autant plus ardent car nourri de leurs fantasmes et de leur attente, alors qu'ils ne se connaissent pour ainsi dire pas !
Bref au moment de l'histoire ils ont presque 30 ans, et 30 ans c'est l'âge de la structure, c'est le moment de décider de ce qu'on fait de sa vie, et c'est comme si ils réalisaient brutalement qu'ils avaient tourné en rond jusque-là, tellement dans l'attente de leurs retrouvailles, et qu'il est temps d'accélérer le mouvement ! Comme le dira Tengo à Aomamé à la fin du tome 3 quand elle lui dit qu'elle aurait souhaité qu'ils se retrouvent plus tôt : Non, tout est bien, lui dit Tengo, car maintenant on sait ce qu'est la solitude. Pour moi c'est la plus belle phrase de la trilogie...
Tout le reste, l'énigmatique vieille dame et le rassurant Tamaru, la mystérieuse chrysalide de l'air et les vilains (?) Little People ajoutent beaucoup de poésie et de suspense à l'ensemble et rend le tout à la fois cynique et naïf. Profond et léger. A l'image de la vie, non ?