N'étant pas américain et n'ayant pas vécu dans les années 60, je vous mentirais si je vous disais que j'étais impatient de lire les 930 pages de ce roman consacré à l'assassinat de Kennedy. J'ai beau être fan de l'œuvre de Stephen King, les théories du complot et les histoires de voyage dans le temps, ce n'est pas ma came. Fort heureusement, 22/11/63 n'a pas grand-chose à voir avec le bouquin que je m'étais imaginé…
Voici un petit résumé des choses : suite à l'appel téléphonique d'un restaurateur qu'il ne connaît pas plus que ça, Jake Epping découvre une faille spatiotemporelle (un "terrier") qui permet de passer de l'année 2011 au 9 septembre 1958. Sur les conseils de ce cuistot dénommé Al Templeton, il va entreprendre d'empêcher l'attentat contre John Fitzgerald Kennedy, et espère-t-il ainsi, éviter la guerre du Vietnam et ses milliers de morts. Après avoir redécouvert l'air pur et la douceur de vie des années 50, Jake (devenu George Amberson) va se rendre à Derry puis à Jodie, un patelin du Texas qui a tout de la petite ville King-ienne avec ses bonnes gens aimables, honnêtes et altruistes. Et là, alors que le héros envisageait bon gré mal gré de perdre cinq années de sa vie pour sauver le monde, Cupidon va lancer ses flèches…
Autant le dire d'emblée : tout ce qui concerne Lee Oswald m'a gonflé. Passif au possible, George Amberson ne fait que l'observer tel un espion amateur pendant tout le roman, et toutes ces histoires avec George de Mohrenschildt, Ruth Paine, sa mère castratrice et sa femme russe rouée de coups m'ont laissé de marbre. Certes, Stephen King a bien bossé son sujet, mais vu que rien ne change ou presque jusqu'au fameux 22 novembre 1963, on a plus l'impression de lire un banal livre d'investigation qu'un roman de science-fiction. Pour savoir ce qui s'est passé dans le Texas School Book Depository à 12h30 ce fameux 22 novembre, et si oui ou non le 35ème président des Etats-Unis a échappé aux balles du fusil Mannlicher-Carcano d'Oswald, rendez-vous page 827 : vous verrez que l'affaire est expédiée en 2 pages.
Ce qui m'a vraiment plu dans ce livre écrit à la première personne n'a finalement pas grand-chose à voir avec Kennedy. En bon filou nostalgique qu'il est, Stephen King a profité de la thématique du voyage dans le temps pour nous parler des années 50 et 60, et de la qualité de vie de cette époque dorée. Le nombre de protagonistes est assez élevé, et comme dans Bazar ou Dôme, l'écrivain du Maine donne vie à une petite bourgade avec un talent inégalé. Les personnages secondaires constituent le sel de ce roman, et quand il nous parle du professeur doyen d'un lycée (Deke Simmons), d'ex-maris cinglés (John Clayton et Frank Dunning), d'une adolescente paralysée par un accident de chasse (Carolyn Poulin), de jeunes sauteuses à la corde pauvres et sales, d'un ouvrier sans bretelles (Bill Turcotte), d'apprentis danseurs de lindy-hop, de bookmakers méfiants et mafieux ou encore d'un footballeur baraqué féru de théâtre (Mike Coslaw), on a cette sensation d'épaisseur et de réalité que peu d'auteurs savent retranscrire avec leurs mots. C'est là l'un des dons d'écriture de Stephen King, et il en fait usage à merveille dans ce livre qu'il avait envisagé d'écrire en 1972 !
Contrairement à ce que pourrait laisser indiquer son titre, le sujet principal de 22/11/63 n'est pas le sauvetage du président des USA par un individu lambda décidé à changer le cours de l'histoire : dans ce roman, Stephen King nous raconte avant tout la grande histoire d'amour entre Jake/George et sa "pépette", à savoir la grande et maladroite Sadie Dunhill. A partir de la page 383, il n'y en a plus que pour elle, et la vie miséreuse de Lee Oswald passe carrément au second plan. Jake ne pense plus qu'à sa collègue bibliothécaire amatrice de fondant, et il faut dire que cette histoire d'amour clandestine est plutôt réussie. Elle n'est cependant pas aussi intense et tragique que celle unissant entre Roland et Susan dans La Tour Sombre 4, et pas aussi poignante que le dialogue par delà la mort d'Histoire de Lisey. Cette romance à travers le temps souffre en effet de certains clichés à l'eau de rose, et malgré ses efforts, je n'ai pas vraiment ressenti la passion amoureuse que Stephen King cherchait à insuffler dans son roman. Sadie est un personnage assez froid (et l'un des moins réussis du livre), et je me demande bien ce que Jake a pu lui trouver. Néanmoins, la fin du livre est très belle et émouvante, et Stephen King a été bien inspiré de la modifier suite aux recommandions de son fils Joe Hill à ce sujet. J'imagine qu'elle a fait pleurer bon nombre de lecteurs, mais tout comme Jake Epping, je n'ai pas vraiment la larme facile…
Sinon, je dois dire que j'ai beaucoup aimé le passage à Derry dans le premier quart du livre. Cette ville fictive grise et menaçante est toujours aussi malsaine, et les quelques références au clown de Ça m'ont fait froid dans le dos. L'auteur s'est certainement fait un grand plaisir en faisant réapparaître Beverly "la-fille-qu'aime-la-vie" Marsh et Richie "n'entrave-que-t'chi" Tozier, et savoir que le héros principal s'est mis en tête d'écrire un roman sur le clown maléfique intitulé "La Ville assassine" a de quoi faire tourner la tête de n'importe quel fan de Stephen King !
Je pourrais encore digresser longtemps sur le passé récalcitrant qui met systématiquement des bâtons dans les roues de Jake, sur le SDF au Carton Vert/Jaune/Orange/Noir qui hurle "Jimla" à la sortie du terrier, sur les harmonies prémonitoires, sur les nombreuses coïncidences de prénoms et de situations dans le monde d'antan, ou encore sur l'uchronie pas franchement réjouissante imaginée par l'auteur sexagénaire. Mais je vous laisse découvrir par vous-même toutes ces subtilités, qui à ma plus grande surprise, tiennent globalement la route. On sent qu'il y a eu un gros travail de documentation en amont, et Stephen King n'a pas bâclé sa fin comme ce fut tant de fois le cas par le passé. Bref, malgré quelques longueurs quand il s'intéresse de trop près la vie de Lee Harvey Oswald (pages 518 à 567), 22/11/63 est un bon livre qui vaut essentiellement pour sa description plus vraie que nature d'une petite ville et de ses habitants au début des années 60.