Emmanuelle Heidsieck est folle ! A-t-elle imaginé une seconde l’effet que pourrait avoir son livre si il tombait entre les mains de Manuel Valls ? Car sous couvert de circonscrire, et dénoncer, les travers dans lesquels toute politique pragmatique risque de faire basculer notre pays, voilà qu’elle offre sur un plateau aux apprentis sorciers qui gouvernent une idée qui ne peut que leur plaire énormément : mettre sur pied la chasse à l’altruisme. Pouah, rien qu’à voir ce mot, Valls et consorts n’ont qu’une envie : sortir leur flingue et viser. Heureusement qu’ils font parti d’une clique qui n’a pas de temps à consacrer à la lecture de romans, on serait dans de beaux draps.
Avec la froideur d’un Kafka débarqué en plein XXIe siècle, Heidsieck imagine donc dans un futur proche (le livre sort en 2013, mais se déroule en 2015) la rédaction d’un rapport confié à deux fonctionnaires du Ministère de l’Intérieur, dans le but d’éradiquer définitivement toute velléité de faire le bien autour de soi de façon non lucrative. A mort les adeptes de l’ADS (aide, don, service) qui prônent l’échange désintéressé au détriment du juste soucis de rétribution que devrait entrainer toute peine, mettant ainsi à mal la création d’emploi dans notre bel hexagone. Avec une ironie mordante, l’auteur suit pas à pas la fabrication du texte scélérat, inspiré comme il se doit des doctrines libérales chères à la pensée de droite, et qui semblent désormais contaminer tout homme politique, fût -il socialiste déclaré, du moment où il se retrouve aux manettes. Une analyse effrayante de lucidité, qui dénude un à un tous les réflexes stupide dans lesquels se vautrent les adeptes de la realpolitik. Sus aux grands-mères qui s’occupent de leurs petits-enfants gratuitement, aux amis qui vous proposent de vous monter votre bibliothèque, qu’on en finisse avec les cadeaux, l’entraide, le bénévolat, place au tout rémunéré, puisque la tendance est au chacun pour soi il est temps - à coups d’amende et de peines de prison - de faire comprendre à la population que le sentiment n’a plus droit de cité désormais.
Dans une France à genoux, où la solidarité est devenue un délit, le petit roman d’Heidsieck sonne comme un cri d’alerte glaçant malgré l’humour à froid qui règne sur ces lignes désenchantées. Faisant mine de défendre la logique sous-tendant le rapport W, qui sera mis en place en quelques mois avec un succès tonitruant, le roman renvoie ses lecteurs à leurs propres compromissions, leurs propres lâchetés, et les place dans une situation inconfortable, mais salutaire, en les faisant réfléchir non seulement à la lente dégradation des idéaux qui eurent cours au sortir de la Guerre, mais aussi à celle des mots de tous les jours, puisqu’au-delà des actions, c’est surtout le langage qui est visé par la dénonciation mise en place dans l’ouvrage. Langage chaud des adeptes de l’ADS (toute formule de politesse devient suspecte) et langage froid des technocrates qui finit par manger leur âme. Dans un monde régit par l’intérêt et l’efficacité, il n’y aura plus de place pour l’imagination ou le roman, et les rapports humains ne seront plus régis que par des rapports administratifs. N’oublions pas trop vite que la lettre tue quand l’esprit vivifie.