« Ceux qui observent le monde de façon professionnelle se servent de mots-clefs pour faire autorité. Nous avions décidé de céder à cette habitude afin de consigner certaines impressions sur notre vie périurbaine. Nous refusions de continuer à vivre ici, dans ces lieux qui nous apparaissaient mutiques et inaudibles, sans tenter quelque chose, ce qu'il convient de nommer « une enquête ». Le fait même de consigner ces petits événements avec ces mots-clefs, sur un carnet, a agi sur nous comme un révélateur, nous faisant nous poser, chacun à notre mesure, certaines questions que la routine nous avait voilées – à moi comme aux autres. »
Le numéro n° 3135 de Télérama est à l'origine de ce brûlot d'apparence innocente mais beaucoup plus explosif qu'il n'en a l'air, où l'auteur, en réponse à un article de l'hebdomadaire qualifiant la banlieue de « moche », exerce un droit de réponse sous forme d'une liste de pensées. Eric Chauvier est un anthropologue s'exprimant ici avec une phraséologie froide et abstraite qui se marie parfaitement avec le format court du livre et son découpage peu orthodoxe en mots-clefs. L'objectif est, a priori, de se livrer à une attaque en règle contre Télérama, de répliquer à l'agression ; sauf que l'auteur répond, non par une autre agression, mais par une sorte de mimétisme sarcastique empreint d'une part d'autocritique, faisant de ce petit livre un objet complètement déboussolant à la portée intellectuelle véritablement dévastatrice.
En utilisant un « nous » dont on n'est jamais vraiment sûr s'il est un « je » de substitution ou s'il désigne l'auteur et sa femme fusionnés dans une seule entité, l'auteur aligne donc des réflexions sur ce qu'il nomme périurbanité, qu'il titre par des mots-clés choisis, visiblement, aléatoirement (« culture », « colère », « adolescence », « origines », « franchises », « incertitude », « voitures »...), digressant dès lors vers des petites anecdotes racontées dans un style robotique mais paradoxalement très intrigant. Dans la banlieue d'Eric Chauvier que Télérama dit moche, il est question de centre commerciaux, de cadres de l'Aérospatiale, de voisins ronchonnants, de consommateurs lobotomisés et de conventions sociales ultranormalisées. Par ce procédé de mots-clefs, l'auteur livre une réflexion multiple, qui dit tout et son contraire. Il oppose au mépris de Télérama des arguments qui n'en sont pas vraiment, tentant de prouver par l'absurde que la périurbanité est un univers complexe alors que tous les personnages qu'il esquisse ne ressemblent qu'à des produits de la société de consommation. Ainsi, selon le point de vue qu'on adopte, « Contre Télérama » est hilarant, sinistre ou profondément interrogatif, et à condition d'y être suffisamment réceptif, il est les trois.
Dans ce « pamphlet », on nomme tout, sauf les gens : de l'objectif initial de prouver la beauté de la périurbanité, Eric Chauvier dévie vers la critique de ce qu'il prétendait vouloir défendre. On ne parle pas des pauvres ni des riches, mais des standardisés ; on ne parle pas des peuples ni des gens, mais d'une masse indéfinie de consommateurs au quotidien balisé par des actions répétitives, endormant les esprits et les cœurs, interdisant toute forme de sincérité dans les rapports sociaux, limitant la communication à son aspect le plus strictement fonctionnel. Quelque part précurseur du roman d'entreprise aujourd'hui représenté en France par des auteurs comme Thomas Coppey, « Contre Télérama » brosse le portrait d'une citoyenneté sous anesthésie, dont même l'opinion la plus appuyée ne saurait s'élever avec force puisqu'elle est consensuelle. Au fond, on se rend compte à quel point il est idiot de se sentir insulté par un article de Télérama, qui puise sa clientèle dans un vivier de consommateurs aisés à la pensée préconçue ; et, bien sûr, cela Eric Chauvier semble l'avoir compris, en rédigeant, donc, un « Indignez-vous » à la mesure de l'affront ressenti, un droit de réponse s’exerçant dans une apathie un peu goguenarde où percent, cependant, de nombreux traits d'humour blasé.
L'uniformité esthétique de la « zone périurbaine » (ainsi nommée par l'auteur) est mise dos-à-dos avec l'uniformité des mœurs qui la composent. De ce curieux exercice de style ressort l'idée que l'uniformité est bel et bien omniprésente, et par ailleurs pas évidente dans sa beauté, ici racontée par des descriptions mécaniques figées dans un présent de l'indicatif atone. L'aspect huppé et aisé de cette périurbanité laisse par ailleurs à penser que l'auteur est précisément cerné par des lecteurs de Télérama se moquant bien de l'insulte commise à leur égard. C'est en grattant cette couche d'ennui que semble se dévoiler le véritable discours de Chauvier. Sa pensée froidement analytique s'effrite, donnant à réfléchir sur le sens réel de la beauté et la valeur du jugement des gens. Une leçon d'humilité, même si on ne peut s'empêcher, précisément, de juger ce livre pour ce qu'il est : un passionnant vivier de réflexions acides, comiques ou poétiques, dont la froideur apparente n'est pas sans attrait, où chaque mot-clef est une pente glissante vers une interrogation plus intime. On est parfois tenté de prêter au narrateur sans nom les traits du Kevin Spacey d'American Beauty.
« Depuis plusieurs jours, les habitants de notre quartier observent que des oiseaux, surtout des buses, se cognent et s'assomment sur leurs baies vitrées. Lorsqu'ils évoquent cela, ils font surtout part de leur répulsion à l'idée d'avoir à saisir ces corps d'oiseaux, ces corps qui étaient vivants et qui maintenant sont morts. Ils mentionnent aussi leur désarroi de ne pas savoir où jeter ces dépouilles. Ils n'osent les déposer dans une de leurs poubelles. Dans celle qui est destinée au « papier », un tel acte est inconcevable ; dans la poubelle « alimentaire », cela leur pose un problème qui les perturbe beaucoup, mais dont ils ne parviennent pas à sonder l'obscurité. »
A noter, la bio de l'auteur sur le site de l'éditeur, amusante et qui donne le ton : http://www.editions-allia.com/fr/auteur/55/eric-chauvier