Les Pinnacles, au cœur du désert Mojave : trois rochers pointés vers le ciel qui délimitent un espace où, selon les uns, le royaume des morts rencontre celui des vivants et où, pour d’autres, les ondes cosmiques convergent. En ce point éloigné de tout qui agit pourtant comme une puissante force d’attraction se croisent ou se succèdent, au fil des décennies, des hippies embringués dans une secte new-age qui attendent un mot des extra-terrestres, des militaires qui organisent des jeux de rôle pour se préparer à leur mission en Irak, des ethnologues qui tentent de gagner la confiance de natifs américains, et quelques enfants qui disparaissent, perdus dans le désert ou entre les dimensions.
Après la spirale paranoïaque de Red Pill, sorti l’an dernier, je retrouve avec bonheur Hari Kunzru avec Dieu sans les hommes : son humour glaçant s’y fait plus discret mais il y fait preuve d’un grand sens de la composition. En apparence plus éclaté que Red Pill, Dieu sans les hommes est unifié par le grand vide qu’ouvre le désert au beau milieu du territoire et au beau milieu des vies des nombreux personnages qui peuplent ce roman qui court sur plus d’une centaine d’années. Vaste béance à peine décrite car indescriptible, le désert est comme une page blanche sur laquelle peuvent s’échafauder les mythes les plus alambiqués, à l’image de Las Vegas, la grande ville au loin née elle aussi du désert et qui semble pouvoir se permettre de tout inventer. Sur leur passage, ceux qui les traversent sèment leurs propres histoires, qui semblent ajouter leur force à celle des lieux : tout s’y superpose, des contes du royaume des morts des amérindiens à la pensée magique de parents qui font face à la disparition d’un enfant, en passant par le fatras ésotérique des gourous des années 60. De strate en strate, Hari Kunzru, en héritier de Don DeLillo, célèbre autant qu’il remet en cause notre besoin de croire et la puissance de nos simulacres, tour à tour grotesques, dérisoires et sublimes.