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Elsa mon amour, une intimité en mouvement

Je n’avais jamais lu Elsa Morante. Je ne connaissais rien d’elle. Seulement qu’elle avait écrit La Storia. Après avoir refermé le livre de Simonetta Greggio, j’ai l’impression d’avoir vu Elsa Morante se métamorphoser en deux jours – le temps qu’il m’a fallu pour lire Elsa mon amour. Tout prend vie au travers des yeux d’Elsa, comme une sorte de récit en calque: chaque crainte avouée, chaque souvenir remémoré, chaque silence muré dit d’Elsa plus que n’importe quelles autres paroles rapportées. C’est une intimité en mouvement que s’attache à créer Simonetta Greggio. Un portrait dans toute son inconstance et ses failles. Une fulgurance d’une rare beauté.



Que reste-t-il de l’enfance si ce n’est des instants figés comme des
photos dans la mémoire. Le moment où l’on a cueilli une primevère, un
printemps perdu d’il y a soixante ans, la curiosité répétée pour ce
nid de roitelets qui obligea la mère oiseau à fuir, laissant mourir
ses petits – et quelle honte en avait-on éprouvée –, la fois où, bras
et jambes en croix, étendus sous cet arbre en fleur, on s’était dit :
Je me souviendrai toujours de cet instant. Que reste-t-il de
l’enfance, si ce n’est une passerelle magique jetée entre les deux
rivages d’une vie, pour peu qu’on ait le courage d’imaginer qui on
est, qui on veut être. Qui on a été. L’enfance du début. L’enfance de
la fin.



Elsa Morante a vécu un parcours atypique fait de renoncements et de coups d’éclat. Elle avorte, fuit la guerre, veut bouleverser la société et surtout la littérature. On entre dans ses pensées de femme libre, cherchant à vivre de sa plume, à imposer son talent, on entre dans sa carrière, dans son Italie familière, mais on entre surtout dans son regard, celui qui nous raconte la vie tout simplement.


Simonetta Greggio prend la parole pour redonner voix à Elsa Morante. Et quelle voix ! D’un souffle ténu, elle époussette les contours de la vie de la romancière italienne pour la faire apparaître là, fragile, plus vivante que jamais. Un portrait d’une sensibilité folle, qui se construit par bribes. Elsa Morante se dévoile à nous en pudeur ; puis elle se fait plus furieuse et se sculpte dans toute sa provocation. C’est une véritable prouesse que nous livre ici Greggio : dès les premières pages du récit, sans même de préambule, on sent le texte tout entier se gonfler de la présence d’Elsa et chaque pensée, chaque ressenti, trahit sa présence. Dès le début c’est sa voix que l’on entend et qui ne nous quittera plus. C’est Elsa qui se raconte, Greggio disparaît. Elle ne refait surface que brièvement, avant certains chapitres, pour apporter une hauteur de vue sur la vie d’Elsa Morante. Pour replacer l’individu au centre de son époque, de son temps, elle qui avait toujours tendance à se désaxer pour fuir la vie et ses impératifs. On ne sait plus si on est face à l’écriture de Simonetta Greggio ou la voix d’Elsa Morante. Elsa mon amour est un portrait sculpté dans l’immédiateté des émotions, un portrait saisi là où la vie se fait volcan en fusion, impétueuse et changeante. La voix d’Elsa qui traverse tout le texte porte les stigmates des regrets et des désirs inavoués, des joies éphémères et celles qui semblent éternelles. Elle porte et transporte. Ce n’est pas de l’intimisme pour de l’intimisme, chaque ressenti personnel a vocation à être universel. A nous toucher dans ce que nous avons de plus dissemblable. Chaque paysage observé par Elsa est fait sien, chaque visage est refaçonné selon elle, chaque odeur, chaque rire, chaque frémissement du quotidien raisonne en elle puis en nous. Un effleurement du monde comme une caresse. L’écriture de Greggio est un frisson de joie qui parcourt le lecteur. Un frisson qui empoigne. Elle a su capter toute la fulgurance et le tumulte qu’une vie peut comporter. Elsa mon amour est une pulsation constante. Qui emporte les amitiés, l’amour et les pays dans son sillage. Une pulsation qui tranche, qui fait vibrer, qui raccommode. C’est peut-être la vie ou même la mort que l’on sent bruire derrière chacun des mots.



Il fait un temps de chien cette année-là, avant même le début de
l’hiver, un temps à dissuader de sortir. Dans les rues de plus en plus
sombres du centre-ville, une forêt de parapluies se lève et s’épanouit
au rythme des averses qui durent parfois tout le jour. La pluie tombe
droit. Elle ruisselle sur les façades noircies des immeubles sans les
laver. Au contraire il semble qu’elle les barbouille davantage, mêlant
sa grisaille à la suie. Elle crépite sur les trottoirs. Au-dessus des
avenues, le ciel n’est plus le ciel. Il paraît couler lui aussi comme
un fleuve à l’envers, par-dessus les toits, un fleuve gris de nuages
uniformes et tumultueux, roulant les uns sur les autres et tonnant
parfois comme s’ils s’entrechoquaient.



D’une élégance folle et farouche, Elsa mon amour s’affirme comme le roman d’une vie. Celle que Simonetta Greggio a su insuffler pour qu’Elsa Morante se détache du papier. Celle qu’elle a su capter dans l’essence de tous les instants. La justesse de ton de Greggio permet toutes les nuances ; elle peut draper les existences de toisons fragiles comme elle peut trancher à vif dans la chair. Elsa mon amour est tumultueux comme une passion. Délicat comme une floraison. Merveilleux comme seuls peuvent l’être les romans qui ont su capter l’essentiel et se délester du reste.


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le 15 sept. 2018

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