L'anglais moyen est une source d'inspiration intarissable pour les artistes britanniques. Des musiciens comme Ray Davies aux comiques (Rowan Atkinson), en passant par les écrivains (Somerset Maugham), tous eurent l'occasion de s'amuser de cet homme respectable qui ne conçoit pas son dimanche sans rosbif et pour qui la ponctualité est une question de vie et de mort. On peut mettre à leur crédit d'avoir exploité cette matière première avec légèreté, dérision et parfois même une grande tendresse. La critique du petit bourgeois en France se montrant bien plus fielleuse et bien moins complice. Mais qui est cette plume prétendument sans importance qui nous intéresse tant ?
Le bourgeois gentilhomme
Comme l'expliquait John Cleese, l'objectif numéro 1 pour le britannique moyen est de ne jamais se ridiculiser en public du jour de sa naissance à son enterrement. Et ce combat journalier - perdu d'avance - contre la petite humiliation publique est parfaitement disséqué dans ce faux journal écrit en 1888 par les frères Grossmith.
Par quel miracle ce récit attribué à un banlieusard londonien du nom de Charles Pooter parvient à dégager une telle impression de modernité ? Considéré généreusement comme le livre le plus drôle du monde par Evelyn Waugh, la lecture du Journal d'un homme sans importance, est sans aucun doute une expérience mémorable d'écriture comique (pour toute personne de goût.)
Mr Pooter raconte son quotidien pour le moins anecdotique, avec minutie et un manque de recul presque touchant. Le pauvre consigne les humiliations diverses et variées et s'efforce de masquer son embarras du mieux qu'il peut. Un type avec un bon fond mais obnubilé par la respectabilité et convaincu de son importance au point de vouloir partager ses emportements (sur le manque de sérieux du boucher par exemple) ou ses plaisanteries dont il se gargarise sans modération (il lui arrive parfois de se relever la nuit pour en rire !).
Les contrariétés et camouflets sont accueillis, comme de graves offenses qui se doivent d'être sanctionnées dans son journal par une formule pleine d'aigreur qui en appelle au bon sens du lecteur, du genre : "Et je ne me suis pas gêné pour lui dire ma façon de penser...". Les formules sentencieuses qui parsèment les pages de ce journal produisent un effet comique très efficace au regard de leur incidence. Ces saillies qui se veulent piquantes se révèlent bien inoffensives. Loin de remettre les pendules à l'heure, elles sont accompagnées d'une indifférence plus ou moins polie.
Insane Lupin
Pooter à ses habitudes : Peindre des objets en rouge, planter des radis, dire ses 4 vérités à un jeune commis d'épicerie effronté, jouer à des jeux de société plus ou moins fins en compagnie de ses amis omniprésents (les pique-assiettes Gowing & Cumming), tresser des lauriers à son patron adoré, houspiller son personnel de maison pour des broutilles ou encore pester contre Mrs James et son bien innocente influence sur la garde robe de Carrie Pooter (tiens ça sonne comme Harry Potter...), une femme bien patiente soit dit en passant.
Dans les passe-temps involontaires figure également le fait de se faire rabrouer sans ménagement par son fils, le si peu sérieux Lupin, qui préfère la fréquentation assidue des troupes de théâtre aux sages soirées au coin du feu, un verre de Porto à la main.
Le style simple et direct est au service exclusif d'une science millimétrée du gag en plusieurs temps (un peu comme dans un autre faux journal bien plus récent). Le bourgeois montre qu'il contrôle la situation, même quand elle lui échappe complètement... Le ridicule ne manque jamais de s'abattre sur lui. Car la réalité apparaît toujours en creux dans le récit que Pooter nous livre.
Le point fort principal des frères Grossmith est ce sens de l'observation très affûté. Ces piliers du music-hall ont restitué avec beaucoup d'intelligence un univers guindé, farci de convenances où les petites habitudes sont sacrées et définissent les individus et leur statut social.
La rencontre avec le charismatique Hardfur Huttle est particulièrement savoureuse. Cet américain imposant à la répartie fulgurante, anéantit ce mode de vie qu'il marque du sceau de la petitesse, tout en faisant le procès de l'étriqué concept de "juste milieu". Malgré cette vision de l'existence diamétralement opposée, Mr Pooter demeure fasciné par son hôte et bien ennuyé au moment de lui objecter quoi que ce soit. Pire, il lui rappelle son propre fils...
"Journal d'un homme sans importance" est un titre mensonger dans l'esprit de son auteur. Il est dans tous les cas une charge irrésistible contre une attitude qui perdure à travers les décennies. J'en veux pour preuve certains statuts Facebook que je vois passer de temps en temps et qui me rappellent que Mr Pooter est plus vivant que jamais. Hooray Mr Nobody !