Journal de Dolores ("douleur") Haze ("brume")

"Il ne faisait que chanter et moi, ça me faisait du bien de l'entendre et ça faisait du bien à l'univers entier. J'aurais voulu la tuer, puis lui dire que dans la vie, on a le droit de lambiner. Si on ne le fait pas à cet âge-là, on le fait quand ? Après, tout s'accélère je suppose, on a des tas de choses à faire comme Magda et Neil. Des tas de choses absurdes. Vite se lever, se laver, s'habiller, vite prendre le tram, travailler, déjeuner, travailler encore, et puis vite rentrer, faire les courses, le dîner, manger, se coucher et vite, vite ça recommence. Plus le temps de rien, plus le temps de chanter en évitant les rainures entre les dalles d'un trottoir. Moi je veux lambiner comme ce gosse à casquette. M'échapper comme lui et sentir mes pieds nus s'enfoncer dans le sable ondulé et les vagues brillantes de Venice Beach. Sinon pourquoi le sable, pourquoi les vagues, les forêts et les montagnes ? Elles mourront aussi si elles ne sont pas aimées, montagnes ou forêts."
Cette critique n'est pas un contrepoint de "Lolita", que j'ai lu il y a longtemps et dont l'écriture est inimitable (pour ne pas dire indépassable). Ce que je trouve choquant à propos du Lolita de Nabokov ce n'est pas tant le contenu que le fait que l'on considère le viol de Lolita par son beau-père pendant plusieurs années comme une "relation", un "amour passionnel" d'un vieux professeur envers l'enfant dont il a la charge à la mort de son parent, alors qu'il s'agit bel et bien d'un crime et d'abus sexuels (oui, le viol est un crime, la pédophilie aussi)... Je dois dire que le film de Kubrick n'a pas aidé dans la mesure où il donne 16 ans à une Lolita représentée en nymphette aguicheuse et pubère !
Cela étant posé, le Journal de L. écrit par Christophe Tison (mentionnons ici qu'il a été abusé lorsqu'il était enfant par un ami de ses parents, même si la souffrance personnelle de l'écrivain ne donne aucune légitimité particulière en littérature selon moi) réhabilite le statut de VICTIME de Dolores Haze, une ENFANT abusée dans le roman de Nabokov par ce gros dégueulasse de Hum Hum (surnom qui fait penser à l'onomatopée que les enfants utilisent pour désigner l'acte sexuel en gloussant) dès l'âge de 12 ans, date où sa mère meurt et où son beau-père l'emmène avec lui dans un road-trip sordide à travers l'Amérique pourtant parano des années 50 où les étapes dans les motels sont autant d'occasions ratées de dénoncer les actes immondes de ce professeur "européen" cultivé persuadé d'initier sa belle-fille à la littérature russe... Pourtant, plusieurs fois elle fugue, chez sa tante de Venice Beach qui ne veut pas la garder, avec un réal de films porno qui la fait tourner sans scrupule, tombe amoureuse de garçons de son âge, avorte (avec un fil de fer !), est recueillie dans un refuge catholique alors qu'elle se clochardise dans les hauteurs de L.A. (l'ombre de la Manson Family plane déjà...)... en même temps qu'elle apprend elle aussi à le manipuler, à le soumettre car Dolores a grandi vite, trop vite, mais elle est tellement seule, paumée et dévastée qu'elle retourne vite se "réfugier" dans les griffes de son ravisseur, bien au chaud... Des réflexions métaphysiques et féministes très mûres viennent se glisser dans les pages de ce journal qui se lit d'un trait, et qui comporte aussi des passages très crus mais qui a le mérite de nous faire ressentir la fêlure intérieure qui s'opère (la fameuse cathédrale) quand le corps est abusé, le fameux dédoublement salvateur qui se met en place et permet de continuer à vivre malgré tout...

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le 22 sept. 2019

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