Il y a des signes qui ne trompent pas, telle que cette irrépressible envie d’y retourner afin de mieux « percevoir », ou tout bonnement de piocher, ci et là, des instants, spécialement le dénouement, pour raviver des souvenirs pourtant frais comme une zéfirine mais tenant plus du crivetz dans le ressenti : car, après tout, l’apanage de ces expériences uniques (de lecture), elles qui confinent au chef d’œuvre, peut se résumer à leur capacité à nous retourner les tripes… sans jamais nous rebuter, paradoxe révélateur mais éculé.
Ici, il s’agit de La Horde du Contrevent, véritable hit de la « fantasy » française approchant à petit pas de la vingtaine de printemps (déjà) : une découverte tardive donc, soit une phénoménale claque à retardement, l’écho de ses atouts et atours nourrissant un consensus mélioratif à n’en plus finir (sans aller jusqu’à parler d’unanimité, mais tout de même). Nos larmes désormais séchées, et la prise de recul s’ensuivant actée, une épineuse question se pose aux abords du présent papier : en ce sens, comment aborder, traiter, décrire l’expérience de lecture hors-norme que fut le roman phare d’Alain Damasio ?
Présentement, deux angles émergent distinctement : l’hommage formel, aux fortes perspectives créatives, et celui plus analytique afin d’en disséquer l’incroyable richesse thématique. De fait, la prouesse de son auteur tient aussi bien en sa plume atypique et lyrique (le statut de « typoète », cela ne s’invente pas), support d’un univers éveillant les sens au-delà des prétentions premières du format littéraire, que de sa capacité à tisser un maelström grisant d’odes, concepts et (donc) réflexions. Un impromptu mais logique dilemme, le parcours de la 34e Horde entremêlant aussi bien de vives caracolades que d’âpres et sévères engourdissement : son intrigue se vit comme se suit, elle nous happe rapidement pour ne plus nous lâcher… aussi, nous voici en proie aux Vents et le mystère de l’Extrême-Amont.
Quitte à contrevenir à ces deux amorces hautement favorables, commençons donc par en mentionner les faiblesses, encore qu’il s’agisse davantage d’interrogations allant dans le sens des réfractaires : car si La Horde du Contrevent ne ressemble à rien d’autre, gageons que le style éminemment appuyé de Damasio n’est guère simple à apprivoiser. Il n’est dès lors pas déraisonnable que des « pompeux », « alambiqué » et autres qualificatifs critiques participent à la réception du roman, certes placé sous un jour globalement avantageux mais pourvu d’évidentes parts d’ombre. Sous un prisme moins formel, le déséquilibre patent entre les personnages, tant en termes de participations que d’approfondissements, illustre à merveille ses limites intrinsèques : un constat amplement conforté par le traitement proprement distant de trépas soudains, que ceux-ci soient de tiers ou de premier plan.
Les quelques ellipses, certainement indispensables, y abondent aussi, bien qu’elles ne soient pas néfastes à l’étirement du périple, au contraire. Dans une veine toujours plus factuelle, le cas spécifique du Corroyeur suscite des doutes quant à sa pertinence ou, du moins, son introduction et justification (Damasio semblant se contredire à travers Erg et consorts) : et quitte à éventer l’envers mythologique du roman, le cas de la Poursuite peut enfin apparaître comme une « facilité » scénaristique commode, quand bien même celle-ci aurait clairement sa place parmi cette coercition lointaine, invisible et sociétale qu’affronte aussi la Horde (l’épisode de la Tour Fontaine dénote aussi).
Toutefois, si matière à débattre il y a, le crescendo dévastateur que forme La Horde du Contrevent fini par l’emporter sur tout le reste : avec pour prémices l’ébauche habile d’un univers surprenant, son étiquette fantasy prenant peu à peu le pas sur ses allures SF, Damasio distille ci et là coups de semonces nous vissant à la lecture et séquences d’accalmie salvatrices. Mais qu’importe la tonalité prédominante, une constante demeure contre vents et furvents : attachement et empathie auprès de ces figures finement brossées n’ont de cesse de s’accroître, achevant ainsi de nous gagner à leur cause absurde. La notion d’absurdité se doit d’ailleurs d’être abordée, le sous-texte prégnant de l’auteur à grand renfort d’endoctrinement, individualité, émancipation… étant de fil en aiguille le pendant résolument « humain » d’une quête douée d’une dimension fantasmée, légendaire et nébuleuse.
Alliant dans un même creuset monumental politique, philosophie et survie, La Horde du Contrevent ne peut décidément pas laisser indifférent. Suspendu à sa capacité à broder pareille métaphysique « cohérente » (Damasio ne lésinant pas sur les exposés complexes, bien qu’il faille convenir qu’il ait tendance à trop en faire), le lecteur gardera longtemps en mémoire les principaux jalons de ce voyage abordant son segment final : le duel face à Silène, Lapsane, Alticcio, Norska… Krafla et finalement le « bout du monde ». Où le caractère prévisible de la chute, au sens propre comme figuré, n’est en rien une conclusion désappointante : l’habillage était à ce point dense que nous étions à même de ne pas le voir venir de sitôt, l’évidence ayant cette fascinante propension à nous échapper bien que située sous notre nez.
Cette résolution en mode « boucle », empreint d’une certaine ironie, n’est ainsi pas sans rappeler une autre œuvre ayant largement outrepassée sa carapace de papier : La Tour Sombre. Il va alors sans dire que le parallèle est élogieux dans un sens comme dans l’autre, et pourrait même être développé à l’aune de nombreuses autres connexions, l’objet de la quête et des attentes en tête de file... pour le reste, quelle expérience inoubliable !