J'ai plein de choses à dire, mais comme il est question de se dépêcher, j'y reviendrai peut-être, ayant oublié des idées ou les ayant organisé comme sait le faire Adobati.
La maison Matchaiev est un faux roman moderne. Des personnages sautent sur leurs portables pour regarder leurs SMS, des homosexuels s'embrassent à pleine bouche au petit déjeuner, mais en réalité la forme date des années 20. Je serais Torpenn, je dirais 1925, puisque Gide n'est pas bien loin. Comme je ne suis pas lui, je vais préciser ma pensée: là où le roman contemporain a tendance à ne garder que l'action (dialogues et actes des personnages, tous ces romanciers qui ne se remettent pas d'Hemingway), Wails s'autorise, que dis-je, se collète à la description des choses intemporelles (les nuages, la lumière du soir,etc.), à l'introspection (comme le monologue intérieur d'Elise) et même à la notation morale, parfois même avec un "nous" de bon aloi. Cette forme, pour rebattue qu'elle soit, est maîtrisée; nos réalités contemporaines ne dépareillent pas sur son beau drapé.
C'est que le Wails travaille la légèreté. Bien sûr, cette forme permet une grande lisibilité de la poétique de l'auteur. Ecoutons-le, donc : "Atticisme? Disons qu'il s'agit d'une manière de s'exprimer un peu recherchée... élégante. Stylée, mais sobre." Est-ce réussi? C'est l'heure d'un aveu; je suis entré en littérature en lisant coup sur coup le Chants de Maldoror et Ada ou l'ardeur. Même si, ensuite, j'ai aimé Beckett et Racine à la folie, souvent la prose commence à ne me faire de l'effet qu'à la troisième proposition subordonnée. A l'aune de mon passif, je trouve la phrase de Wails réussie, versant parfois dans la platitude ; son unité, c'est le paragraphe, à la fin duquel il touche. Léger, sobre et élégant, il creuse pourtant des domaines où les effarouchés ne mettent pas le pied.
Ce roman parle de mémoire, de temps, d'héritage, et d'être au monde.
Seul le dernier point est très clair, parce qu'il survient dans les dernières pages que je viens de lire. A partir de la visite de mademoiselle Galopin, Joshua s'enfonce dans la nature, et tous les personnages donnent l'impression de se compléter d'un geste décisif ou d'une révélation. C'est sans doute l'effet des dernières pages. Ces diverses transfigurations sont toutes jouissives (même dans la peine, pour Elise) mais sans leçon, tant cet accomplissement est idiosyncratique.
Le travail sur la mémoire et l'héritage est explicite et, pour moi, peu surprenant. C'est un nœud dont on ne sort pas. La mémoire est clairement battue en brêche dans cette famille: on évite de se souvenir: il ne faut pas parler de corde dans la maison d'un pendu. Quand Anne retrouve sa chambre, les développements sur les mémoires olfactives et visuelles permettent au narrateur d'affirmer qu'on se souvient mal des images (la réalité présente est plus forte), et tout le reste du roman le confirme (c'est Elise qui voit Pierre flou dans ses souvenirs, c'est le déblaiement du grenier, etc.). Les trois enfants ont chacun leur manière d'être les petits-enfants d'un collabo et les fils d'un suicidé et d'une idéaliste, et aucun d'eux n'a raison ou tort. C'est l'occasion pour moi de saluer le personnage de Pierre, dur comme un menhir de bout en bout, et qu'on ne comprendra pas davantage (à mon avis) tout le long du roman que ne reviendra le personnage de Roman (qui a son fan-club ici) ; ce personnage héroïque aurait pu se briser à un moment ou à un autre; non. De tous ceux qui s'accomplissent ou se révèlent, d'hermétique il n'en reste qu'un, et c'est celui-là.
Devant ce nœud inextricable, le roman le dit et le répète, il vaut mieux, non pas trancher, mais tout jeter.
Le temps est l'objet de réflexions plus problématiques, plus curieuses. Tous les Matchaiev ont un rapport au temps étrange. Je ne sais plus pour Pierre, mais Joshua flotte, disparaît au monde un temps avant de réapparaitre plus tard, tandis qu'Anne voit le temps s'étirer dans la procrastination et un ennui pareil à une maladie, mais peu sensible à la lecture, heureusement. Le temps est définitivement un phénomène de la conscience, d'où le problème qu'est l'accord des consciences (les trois Matchaiev, dans la voiture au début de la seconde partie, s'accordent sur l'heure, et Mathias explique qu'il ne faut pas s'inquiéter pour Joshua, jamais).
Par-dessus tout cela, les choses ne sont jamais ce qu'elles paraissent être, comme nous le dit l'exergue, et ce dans les moindres détails. C'est pourquoi Roman, personnage si romanesque, au discours historique si romanesque, n'est pas le héros du roman (ni..., ni...), c'est pourquoi il n'y a pas de four dans la cuisine d'Anne (c'est une cuisine, il doit donc il y avoir un four, non?), c'est pourquoi une poignée de main n'est pas celle à laquelle on s'attendait, etc. Plutôt que de faire de la fictionalité du réel une nouveauté de notre époque pleine d'écrans et de relations virtuelles, mes amis, Wails nous rappelle qu'il s'agit d'une vieille affaire due aux rapports humains, aussi doubles et vraifaux que dans un roman d'Aragon. Comme dans les Faux-Monnayeurs, la psychologie des personnages est noyée par les jeux entre être, croire, se faire accroire, se mentir, paraître, montrer - eau moirée par les reflets d'un soleil qu'on ne saurait dire levant ou couchant, comme dans cette phrase exemplaire: "Il étai sincèrement persuadé qu'il devait sortir pour pouvoir dessiner, alors qu'il n'avait choisi de dessiner que pour pouvoir sortir". Chamfort?
Qu'est-ce que j'ai oublié?
Les raccords entre les premiers chapitres qui donnent une très belle fluidité et l'impression qu'il s'agit d'un scénario de cinéma? Tout le monde l'a remarqué.
La citation cachée de VH ("un côté "Van Gogh ou rien"")? Pareil, tout le monde l'a vue.
Certainement n'ai pas assez insisté sur la fin. Elle est parfaite. J'aimerais entendre ce chœur de grenouilles qui nous ramènent à notre condition de vermisseaux amoureux sous les étoiles mortes.

NB: comme je n'étais pas bien loin, je garde mon interview, et quand j'en aurai le courage, je la modifierai pour qu'elle soit vraie.
NB2: http://www.dailymotion.com/video/xa3nrw_les-freres-jacques-brigitte-bardot_fun


- Stanislas Wails, la Maison Matchaiev est votre premier roman. Vous n'avez pas choisi de sujet fort, comme la Shoah ou la crise financière. Pourquoi ?
- La force des sujets ténus, c'est que traités comme ici par un style souple, insidieux, caressant, intelligent, ironique, sensuel, rempli de sous-entendus et de notations d'une justesse impressionnante, ces sujets deviennent comme de minuscules braises sur lesquelles souffle l'auteur pour allumer un incendie dans l'esprit du lecteur.
- Votre narrateur n'est d'ailleurs pas un homme d'action...
- ... Mais toujours en marge comme pour mieux observer et commenter ce qu'il aimait, oui.
- Peut-on aller jusqu'à dire qu'il est simple témoin de sa propre vie ?
- En témoin qui ne juge pas, mais qui regarde puis réfléchit.
- Cette histoire est pourtant pleine de passion, du moins de sentiments passionnés, n'est-ce pas ?
- Lente descente dans un enfer sans flamme, le couple, ressassements infinis et si précis autour d'un homme et de deux femmes qui ne sauront jamais trouver le moyen de s'aimer.
- On dirait un Truffaut, non ?
- ...
- Heu... De quoi êtes-vous le plus fier, dans votre livre ?
- L'écriture quasi hallucinée qui voit se défaire une à une toutes les certitudes du narrateur. Il n'y a plus de frontière entre celui qui écrit, celui qui lit et celui qui vit, car la vérité est toujours du coté de la fiction, nos existences sans elle ne seraient que des nuages informes.
- Ne craignez-vous pas d'obscurcir l'esprit du lecteur ?
Bien sûr, l'homme est mauvais et lâche, l'art inutile et dévoyé, l'amour triste et impossible, mais à quoi peut bien servir de le dire sans hausser le ton, en caressant son chien pendant que dans la cheminée les bûches se consument ?
- Votre livre hausse le ton, pour reprendre votre expression, mais dans quel but ?
- Un bref geste de la main, absurde mais décidé, pour retenir une seconde le temps qui passe.
- Bien... Comment avez-vous réagi, quand Serge Safran vous a proposé de vous éditer ?
- Je devais ressembler à un canari frappé par la foudre
- Cette reconnaissance prestigieuse a dû vous donner des ailes !
- Bon on se doute qu'à tout pouvoir faire, on en vient bien vite à s'ennuyer un peu et à regretter la bonne vieille vie toute pourrie d'avant ! Mais ne vous inquiétez pas, tout finira bien
- Est-ce à dire qu'être édité vous est indifférent ?
- Absolument pas, car oui, quoi qu'il en soit, j'ai la faiblesse de croire que de très rares livres, s'ils étaient lus par tous, compris, intégrés, partagés (non pas selon une lecture unique, mais multiple, car personnelle), aurait la capacité d'améliorer le monde. En fait l'idéal, ça serait quelqu'un qui lirait du Wails en buvant de la Suze
- Et si vous n'étiez pas lu, que diriez-vous ?
- Après tout, les diamants noirs sont peut-être plus beaux à la lumière d'une torche vacillante, au fond d'une caverne désertée.
- Hé bien... Je n'ai pas lu votre livre.
- C'est normal, vous devez être journaliste. D'après un ami très proche, je ne serai au sommet de mon art que vingt ans après ma mort. Vous avez le temps.
Surestimé
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le 29 août 2011

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Surestimé

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