La Mort, l'amour et les vagues par Nody
"La mort, l'amour et les vagues". Le titre me semblait magnifique, lorsque je l'ai aperçu dans un rayon de librairie, et sa petite taille (110 pages) m'a rapidement convaincu de m'accorder une soirée japonaise en sa compagnie.
Il s'agit de trois courtes histoires qui portent sur l'amour (c'est d'ailleurs sous le titre "Amour" qu'ont été réunis ces récits au Japon). Davantage que sur l'Amour en majuscule, c'est sur le mélange infinitésimal des émotions, sur l'amour en minuscule, que se penche Inoue, avec une intérêt tout à fait particulier envers ce qu'Antonioni avait appelé, dans une belle formule, "la maladie des sentiments".
Si amour il y a, il n'est pas encore nettement ou pleinement dessiné dans les cœurs, et il est difficile de juger de sa vérité (dans la nouvelle La mort, l'amour et les vagues, qui donne son titre au recueil) ; il est variable, éphémère, imprévisible, partagé de manière inégale (la nouvelle Le Jardin de pierre) ; ou encore, il est de façade, ténu, voire mesquin, mais au cœur de sa petitesse il peut être également affectueux, reconnaissant et touchant (Anniversaire de mariage).
Ces trois nouvelles forment par conséquent une belle unité au sein du recueil, et dessinent l'image d'un auteur toujours à mi-chemin entre la description poétique voire mélancolique des destinées amoureuses (en particulier la seconde nouvelle, magnifique) et la description psychologique des aléas des sentiments et de leur composition - composition toujours instable, nouvelle, et faites de mille détails.
Il y a ainsi quelque chose d'un moraliste, parfois, dans ces récits, sans qu'Inoue soit pour autant moralisateur ; on les a d'ailleurs décrit comme étant un peu féroces ou grinçants, l'auteur n'hésitant pas à témoigner froidement des faits sentimentaux, et à peindre des individus imparfaits et pas nécessairement sympathiques (comme le couple de la nouvelle Anniversaire de mariage). C'était déjà le cas dans la nouvelle qui donne son titre au magnifique recueil Au bord du lac.
En ce sens, la réussite d'Inoue dans ces beaux textes me semble parfois un peu mitigée. La description morale paye sa vérité, et son désir tout à fait estimable de cartographier un aspect du sentiment amoureux, par un manque parfois de suavité, de chair, d'épaisseur, mais aussi de vraisemblance. J'en prends pour exemple la seconde nouvelle, par ailleurs vraiment très belle.
En voyage de noces à Kyoto, un mari heureux en amour conduit sa femme dans un jardin où il se promenait jadis. C'est là, autrefois, qu'il avait affirmé son amour pour une autre femme, et là également, plusieurs années après, lorsque ses sentiments le quittèrent, qu'il se sépara finalement d'elle, la laissant étouffer sa passion toujours vivace pour lui. L'homme se remémore ces instants, et c'est bien sûr au thème éternel de la fluctuation et du caractère éphémère des sentiments que le lecteur pense. Or, en rentrant le soir-même chez lui, après cette ballade en amoureux chargée de réminiscence, et après une visite, sans son épouse, à un ancien professeur, une lettre l'attend : sa femme vient de le quitter. Un ancien amour ne s'était pas effacé en elle. Confirmation ultime de l'imprévisibilité de l'amour. Et coup du sort un peu forcé, à mon sens, un peu appuyé, bien que déchirant, qui vient clore cette nouvelle et apporter au lecteur comme une morale : nul n'est à l'abri des aléas du sentiment amoureux, que cela soit nos sentiments à l'égard d'une personne (ceux du narrateur pour cette femme aimée jadis), ou les sentiments d'une autre personne à notre égard (ceux de sa femme actuelle).
Nous sommes davantage alors devant un conte moral - sans qu'il faille prendre cette expression de manière péjorative. C'est un portrait de l'amour qu'on referme, qui a valeur d'anecdote édifiante, de court récit à portée méditative.
Je ne voudrais en rien, pour autant, diminuer la poésie et le charme de ces pièces. La troisième, par exemple, malgré la vanité des personnages, est touchante par la douceur qui peut émaner de ces deux êtres imparfaits, et Inoue excelle parfaitement dans ce genre.
Mais la première nouvelle me semble bien aller dans le sens d'une sorte de texte qui se situe, en effet, entre le conte moral (un portrait du sentiment amoureux) et la description réaliste (l'esquisse d'un moment de vie). Le dernier mot de l'homme dans ce récit, qui était si près de se suicider avant la rencontre d'une jeune femme : "Et si j'essayais de vivre ?", me semble par exemple pêcher, justement, par la beauté du mot et du geste - un peu trop, je ne sais comment dire, travaillé. Il fait penser à ce vers connu de Valery ("Le vent se lève... Il faut tenter de vivre !").
Cet aspect me semble sauter aux yeux lorsqu'on compare La mort, l'amour et les vagues au recueil de nouvelles de Kawabata : La danseuse d'Izu. Davantage de vie, de sensualité, de senteurs, de couleurs voire de mystère chez Kawabata, qui me semble ici un auteur bien plus littéraire, avec toutes les limites, après tout, que cela peut avoir ; mais, cependant, une attention beaucoup plus attendrie, minutieuse et complète aux sentiments intimes, aux tristesses muettes d'une vie, aux changements du comportement chez Inoue. Chez lui, se mêle au littéraire, me semble-t-il, un peu, mais de manière toujours très discrète, un philosophe de la vie humaine, et un moraliste, au sens propre ou noble du terme (on pourrait dire, sinon, un psychologue).
Et puis, bien sûr - mais à force est-il besoin de le préciser ? - les merveilles d'une écriture jamais excessive, jamais sentimentale, qui étouffe toujours le risque d'un texte moralisateur ou pathétique. A ce titre, la concision et la retenue du dernier texte lui accordent en fin de compte une émotion tout à fait touchante et profonde. Et comment ne pas être sous le charme de ce non-dit plein de pudeur lorsqu'il s'agit de témoigner de l'empressement masculin aux caresses et à l'étreinte ?
En cela, La mort, l'amour et les vagues reste un recueil magnifique, qui satisfera largement tout amateur de littérature japonaise.