Parmi les chroniqueurs de Charlie Hebdo, on trouve le meilleur comme le pire. Les meilleurs, d’ailleurs, sont souvent les plus discrets. C’est le cas de Iegor Gran qui, avec des textes souvent acides et plusieurs romans à son actif, exprime un état d’esprit paradoxalement assez rare dans ce titre de presse : l’humour. Avec son dernier opus, La revanche de Kevin, il imagine la méticuleuse machination de Kevin H., responsable de vente des espaces publicitaires dans une radio, côtoyant quotidiennement un gratin culturo-mondain qu’il exècre en secret et qui entretient chez lui un complexe d’infériorité. Il n’est pas plus bête qu’un autre pourtant, mais il considère avoir été handicapé dans sa réussite sociale par le prénom que lui ont donné ses parents. « On découvre soudain que les Kevin ont tous les défauts du monde. Ils deviennent des symboles de mauvais goût, de beaufitude, de superficialité. Quand on rencontre un Kevin, on se plaît à y lire la grossièreté texane, la roublardise péquenaude du Kansas, la suffisance de la côte Est et l’imbécillité heureuse de la Californie. Il y a autour des Kevin comme un parfum de maîtresse d’officier allemand, et l’on est à deux doigts de les tondre. »
Il décide alors, lui l’obscur, le sans-grade, de s’amuser aux dépens de la vanité des milieux littéraires. Hantant les salons du livre, se faisant passer pour un lecteur d’une grande maison d’édition, il joue avec les espoirs et les nerfs d’auteurs en attente de reconnaissance qu’il finit par abandonner sans laisser d’adresse après les avoir fait poireauter des mois, à coups de courriels leur promettant monts et merveilles. La farce commence à tourner au vinaigre lorsqu’un des romanciers dupés se suicide et que le rédacteur-en-chef d’une revue de design auquel collaborait le défunt, appuyé par la fille de celui-ci, jure de débusquer le coupable. Le ton léger du récit – entrecoupé par des extraits très drôles d’une sorte de journal intime tenu par la mère de Charlotte, la compagne de Kevin – est assombri par des notes en bas de page évoquant l’enquête policière qui, on le devine, va placer l’usurpateur face à ses responsabilités. Mais Gran laisse entendre que l’imposture de Kevin n’est peut-être finalement que la version illégale, criminelle, de l’imposture autorisée dans laquelle il évolue, celle des romanciers, des éditeurs, des journalistes, des courtisans du tout Paris. Une fable généreuse en coups de théâtre et en humour noir.