Cioran, c'est un peu une savonnette qui se cracherait dessus pour être sûre d'être toujours glissante. Une araignée rusée qui, se débrouillant pour tisser autour d'elle une toile de contradictions brillantes, gluantes, s'assure et susurre une victoire à la Pyrrhus : vertiges du piège qui n'attrape que ce qu'il voudrait rejeter, qui ne rejette que ce qu'il voudrait apprivoiser. Suivre Cioran c'est dans un labyrinthe de miroirs marcher, où tout est faux parce que tout est vrai, ou inversement.

"La tentation d'exister", pour une fois, ne se replie pas sur la forme aphoristique si chère à Mimil, qui connaissait son Nietzsche sur le bout des doigts. Ce sont des articles développés, où l'auteur prend le risque de pousser ses idées plus loin que d'habitude. On y retrouve les mêmes thèmes que dans son livre précédent - Syllogismes de l'amertume - mais c'est comme si d'un recueil de lieder, il avait décidé de faire une symphonie pour grand orchestre. Un chantier "in vivo", qui suivrait le mot d'ordre auquel veut se tenir Cioran : être de sa propre pensée le pire ennemi, voir ce qui se passe quant on accepte de penser "contre soi".

Alors bien sûr, c'est souvent agaçant, volontairement ratiocinant, les clins d’œils à Friedrich (comme la fascination pour le Juif, et la détestation de Paul de Tarse) sont un peu insistants, les relents spenglerien sur le déclin de l'Occident un peu lassants, et pourtant l'ouvrage dans son ensemble est proprement hypnotisant. A mes yeux, ce n'est absolument pas à lire comme un ouvrage de philosophie. Essai peut-être, moralisme façon Grand Siècle, ou surtout pages romanesques d'un récit sans histoire.

Parmi toutes ces choses que Cioran finit par détester de trop les aimer, il y a le roman en effet. Et il écrit sur le fait d'écrire des pages vibrantes de fascination dégoutée. Comme partout chez lui ce talent pour dissoudre, enfin, le sacro-saint principe de non-contradiction hérité des imbécilités aristotéliciennes. Plus il dit la laideur des mots, et plus ses phrases se font belles, la vanité de l'expression et plus ses phrases se font convaincantes, l'importance du silence et plus ses phrases se font hurlantes. On dirait un agent secret tombé dans les mains ennemies, essayant de transmettre un message codé qui serait en contradiction directe avec les mots prononcés. Car à mesure où il empile les pierres destinées à exprimer son scepticisme absolu, on croit voir sur le mur inquiétant ainsi élevé un dessin tout autre, fait du grain de la roche, et de la façon de les agencer. Une fenêtre en trompe-l'oeil qui pourrait contenir plus de vérité qu'une simple ouverture donnant sur la campagne. Et si c'était ça, cette tentation d'exister : prouver par l'absurde que le fait même que toutes les raisons de se laisser aller à être soient mauvaises est encore la meilleure raison de continuer.
Chaiev
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le 3 oct. 2013

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