...quand on boit et quand on invente des histoires"
Ci-dessous ma critique détaillée avec analyse d’un extrait. Pour une reprise des axes principaux, l’explication de la note et le conseil de lecture, voir tout en bas
Quand on plonge dedans, le livre de Murielle Barbery semble être une sorte de marécage poétique dont les tournures compliquées collent aux semelles du lecteur engagé dans une traversée de ce roman apparemment sans fin.
Pourtant, la structure de l’œuvre est très simple, je dirais même, classique. De loin, La vie des elfes ressemble à un roman de fantasy tout ce qu’il y a de plus conventionnel : histoires parallèles qui se rejoignent en apothéose, pouvoirs magiques, créatures fantastiques, club des gentlemen justiciers, bataille épique et méchants « sataniques »… Rien que de très familier pour les amateurs d’écriture fantastique.
Or tout semble avoir été fait pour que l’on perde de vue ce squelette simplissime, et pendant deux cent pages, on avance à pas de fourmi, noyé dans un style grandiloquent qu’on accuserait de ralentir l’histoire plutôt que de la faire avancer. « Narcissique », « ampoulé », « incompréhensible », « long », sont autant de torts dont on a accusé ce livre, or je trouve personnellement que c’est ce qui fait son originalité, son intérêt, et finalement le plaisir que j'ai eu à le lire.
La valeur du livre n’est pas à chercher, à mon sens, dans son histoire ni ses rebondissements, mais dans l’atmosphère qu’il essaie d’installer. Ce qu’il fait avec brio. Lire La vie des elfes, c’est comme vivre à la manière de Petrus, le personnage à qui est attribuée la citation qui sert de titre à cette critique : regarder un monde se transformer lentement, dans une sorte de torpeur proche de l’ivresse de fin de soirée, comme devant une sorte d’hallucination épaisse.
Je vais essayer d’expliquer ce sentiment à l’aide de l’analyse d’un extrait du roman, présenté ci-dessous. Nous sommes p.60, une lettre est arrivée pour Maria, petite fille aux pouvoirs magiques et mystérieux, qui vit au fond de la montagne entourée de « mémères » définies avant tout par leur grande bonté. Juste avant l’extrait, Angèle, l’une des mémères, allait pour ouvrir la lettre qui ne lui était pas destinée :
Alors tout explosa ; la porte s’ouvrit à la volée et la silhouette de Maria se profila dans l’embrasure sur un fond de campagne sous l’orage ; et la pluie, qui tombait dru depuis une demi-heure déjà, se transforma en un déluge si puissant qu’on n’entendait plus que le choc des trombes dans la cour. On avait déjà vu de ces averses diluviennes qui noient en l’espace de rien une terre devenue submersible – mais ça ! Ça, c’était autre chose, car l’eau ne restait pas au sol mais s’y jetait avec une violence qui faisait vrombir tout un territoire tourné en un gigantesque tambour, puis repartait vers le ciel sous la forme de geysers fumants gonflés et retentissants du fracas des impacts. Maria resta encore un instant à la porte au milieu de l’hébétement général et du vacarme effroyable des eaux. Puis elle referma le battant, s’avança vers les mémères et tendit la main en direction d’Angèle qui, sans comprendre ce qu’elle faisait, y déposa la lettre. Le monde se révulsa et se remit d’un coup dans le bon sens, la pluie cessa et, dans le silence retrouvé, un grésillement du lapin qui barbotait dans son jus fit sursauter tout le monde. Angèle regarda Maria qui regarda Angèle. On se taisait et jouissait comme jamais de l’incomparable joie d’être dans le silence d’une cuisine qui sentait le lapin en cocotte, et on regardait Maria qui avait au visage une gravité nouvelle en sentant que quelque chose chez elle s’était métabolisé en une charpente inconnue de l’âme.
Attaquons directement sur ce qui coince : oui, comme on peut encore le constater dans cet extrait, le style de Barbery est fait de phrases interminables alourdies d’adjectifs hyperboliques et d’un vocabulaire (trop) recherché. Et il ne s’en cache pas ! Quand on écrit comme cela, en tartinant des couches et des couches d’emphase et de grandiloquence, ce n’est pas pour « se donner un genre » ou « jouer au singe savant ». Je fais confiance à Barbery pour avoir choisi ce style en pleine conscience. Le livre entier est une explosion, on ne sort jamais de ce style trop grand pour lui, qui ne se repose jamais. Les phrases sont longues, les mots sont grands, la ponctuation est rapide (noter le nombre de virgules, points d’exclamation et tirets qui interrompent la prosodie) et le rythme est lent (un paragraphe pour ouvrir une porte, oui, c’est comme ça). Il faut accepter de se laisser porter par cet excès, je promets qu’alors le voyage est délicieux.
L’omniprésence du pronom « on ». D’habitude, les romans de fantasy sont très personnels, très incarnés. Que l’on suive un, ou une foultitude de personnages, l’histoire se déroule souvent à travers leurs yeux, leur point de vue. La particularité de La vie des elfes est qu’il évite volontairement le regard de ses deux protagonistes principales. Dans une scène aussi importante que celle-ci, le moment ou Maria devient adulte, tout est décrit du point de vue de l’assemblée qui la regarde. Nous n’avons même pas la vision d’Angèle seule, par exemple, ou d’un autre des habitants de la bourgade. Non, c’est un « on » collectif qui reflète très bien je trouve le parti-pris du livre de raconter la transformation d’un monde dans son ensemble.
La structure du passage – de la tempête au calme – est très visible. Autant dans la description que dans l’écriture. L’imparfait revient à la fin du passage, en opposition à la multiplication des passés simples du début. Les deux premières phrases du paragraphe, à la fois interminables et entrecoupées de ponctuation font contraste avec la très simple : « Angèle regarda Maria qui regarda Angèle ». Encore une fois, c’est de la virtuosité tellement visible qu’elle est forcément volontaire. Un style très clair accompagne cette espèce de ballade sinueuse dans une histoire sans fond.
Dans le roman comme dans cet extrait, la nature est reine. (J’y reviendrai d’ailleurs à la fin parce que cela fait partie d’une des critiques que je ferais au livre.) La nature célébrée dans La vie des elfes n’est pas une nature sauvage, c’est une nature dans laquelle les hommes peuvent vivre en harmonie. C’est une nature toute puissante, qui se fâche comme on le voit ici lorsque l’ordre du monde est bouleversé, mais c’est aussi une nature protectrice le plus souvent qui partage volontiers ses secrets et ses fruits avec les humains. On la craint autant qu’on la respecte, c’est par elle que la magie arrive, et c’est elle qui sert de refuge.
Puisqu’on parle de nature, je voudrais revenir sur l’économie de ce passage en particulier. À ce moment, Maria obtient son autorité, sa légitimité dirons-nous. Elle affirme tout ce qu’on ne faisait que « sentir » auparavant, c’est-à-dire que c’est elle qui mènera les troupes à la guerre. Or cette légitimité découle directement de la manifestation de la nature, qui se déchaîne lorsqu’on spolie ce qui lui appartient : la lettre. « Maria se profil[e] dans l’embrasure [de la porte] sur un fond de campagne sous l’orage », la nature l’encadre, l’escorte, la soutient dans son affirmation.
En même temps, je trouve intéressant l’ambiguïté de cette apparition soudaine du personnage. Les entrées sur fond de tonnerre, en général, sont réservées aux grands méchants. Si Maria jusqu’ici a garanti la sérénité de la vallée, elle va désormais, avec la lettre, précipiter sur elle la guerre et le malheur (sans spoiler, c’est annoncé très tôt). Aussi n’est-il pas tout à fait aberrant qu’elle endosse à cet instant le costume du « méchant ».
J’ai choisi cet extrait parce qu’il est un bon exemple de ce qui m’a plu dans le livre. Une invitation à embrasser la grandiloquence du style, à laisser tomber notre frilosité de lecteurs raisonnables. Laissons-nous embarquer dans les hyperboles, le jeu en vaut la chandelle ! On y découvre une réécriture du roman de fantasy classique, qui s’attache à l’affect, à l’effet des mots sur le lecteur. Barbery cherche je crois à nous décrire la transformation d’un monde sous l’effet de la magie. Elle adopte un style exacerbé pour mieux décrire la violence avec laquelle la magie pénètre la réalité et la transforme. On y perd nos repères, exactement comme si l’on voyait notre réalité changer sous nos yeux.
Pour aborder ce qui m’a moins plu, dans La vie des elfes, je reconnaîtrais qu’il est un peu long, des fois, c’est vrai. Comme je l’ai déjà dit, il m’a parfois fait l’effet d’un marécage bourbeux dans lequel il est difficile d’avancer. Je le reconnais, la lecture est difficile quelque fois, et on a envie de faire des pauses. Mais et alors ? Lisons ce livre tranquillement, par petits bouts. Oui, toute cette matière qui nous est balancée à la figure est un peu indigeste, à force. Mais c’est un livre qui se conserve très bien au réfrigérateur : si vous n’en pouvez plus, lisez autre chose et revenez-y, cela n’en sera que plus agréable.
Je serai plus sévère en ce qui concerne cette espèce de… « chauvinisme » ? particulièrement gênant vers la fin du livre. On comprend que Barbery veut nous donner là un éloge de la nature, et l’on pardonne ses premières attaques assez caricaturales contre « la ville », et sa vision béate de la campagne. Mais cela finit par virer dans une essentialisation que je trouve malsaine. Lire une femme décrire le « continent inconnu de la féminité » personnellement ça me déprime. Même chose pour « la simplicité des gens de la campagne ». C’est au mieux insultant, et franchement pas nécessaire. Ça coûte au roman quelques points sur ma note finale qui aurait sans cela frôlé le sans faute.
Résumé de la critique :
- • Un style qui ne s’embarrasse pas de mesure, qui va même jusqu’à l’exagération mais qui a un vrai sens pour le roman, qui sert une volonté artistique. Barbery prend un risque ici, et c’est tout à son honneur.
- • Je l’ai lu comme une réécriture du roman de fantasy classique. A la place du roman d’apprentissage, Barbery nous propose un tableau hallucinatoire d’un monde en pleine transformation sous l’effet de la magie.
- • Ne pas hésiter à faire des pauses, entrecouper la lecture d’autres choses. Ce n’est en effet pas un de ces romans qui se lisent d’une traite.
- • Important bémol vers la fin, à cause du refrain agaçant sur fond d’essentialisation de la campagne et des femmes.
- • Note : l'originalité et l'audace constituent une bonne partie de cette bonne note. Au delà de ça, je le recommande pour les amateurs de fantasy et les lecteurs marathoniens. Une étoile de perdue pour le côté poussif, deux autres pour le bémol évoqué ci-dessus.