Il y a quand même des gens qui n’ont pas de chance, dans la vie. Tenez, regardez Pak Jun Do : il est né en Corée du Nord. Ça commence mal. En plus il est orphelin, enfin, pas tout à fait, sa mère a été envoyée à la capitale pour faire l’escort, et son père n’a pas pu le reconnaître. Du coup, le brave Jun Do est mis dans un orphelinat d’Etat et son sort va être vite réglé a priori : l’espérance de vie des enfants dans ces établissements est en général très courte. Dans son malheur il aura de la chance, l’armée s'intéressera à lui et lui offrira une vie d’opportunités affriolantes : combat dans les tunnels, kidnappings de civils étrangers et espionnage en mer. Las, on vit sous le totalitarisme et il s’en faut d’un rien pour être envoyé à la mine. Un retournement de situation inespéré verra notre héros se retrouver à Pyongyang, dans les hautes sphère du pouvoir, et il va lui falloir un sacré paquet de ruse, de sens de l’adaptation et d’audace pour gérer une actrice sur le retour, une américaine retenue en otage, et la myriade de fantômes qui les accompagnent. Sans compter ce voyage au Texas et les rencontres avec le Grand Leader Kim Jong-il et son sens de l’humour particulièrement mordant.

Étonnante et subjuguante odyssée d’un innocent lâché dans un pays où tout ne demande qu’à devenir cruel et dément à chaque seconde, La vie volée de Jun do est à la fois le parcours de ce Tintin chez les totalitaires, personnage touchant dans son premier degré devant toutes les situations et sa recherche pepétuelle d’identité, et la description minutieuse de la vie dans la riante Corée du Nord. J’aurais par ailleurs appris grâce à ce livre que cette délicieuse contrée s’est livrée pendant des années au kidnapping de ressortissants japonais et coréens du Sud, qui ont ensuite proprement disparu à l’intérieur du pays. Et ce n’est qu’une des horreurs glaçantes qu’on découvre en suivant Jun Do, des orphelinats d'État qui sont autant de mouroirs pour enfants, de son passage dans une armée fanatisée jusqu’à sa fréquentation de la classe dominante, le seule à ne pas crever de faim, mais qui paie ce privilège par une paranoïa permanente : il suffit d’un geste, d’un regard, voire d’un caprice du dirigeant, et toute une famille disparaîtra. Et on n'aura pas intérêt à demander ce qui s’est passé. Des gens étaient là, ils ne sont plus là, c’est la nouvelle réalité et en Corée du Nord, personne ne questionne la réalité : ce qui est la réalité, c’est ce qu’on vous dit qu’elle est au moment où elle se passe. Du coup, personne ne sachant vraiment ce qui se passe et tout le monde faisant semblant, on ne sait plus vraiment qui on est, et la plupart des personnages n’ont pas de nom. Pak Jun Do n’est même pas le vrai patronyme du héros, il a été nommé après un autre, comme tous les orphelins en Corée du Nord. Il ne rencontrera que des gens qui ont des noms imposés, des surnoms, voire pas de noms du tout et seront seulement définis par leurs fonctions : à quoi bon des identités, quand l’individu n’existe pas ? Jun Do saura mettre à profit cette déconstruction permanente du réel pour trouver à la fois qui il est vraiment, et même parvenir à faire advenir l’impensable : l’intimité, la vraie rencontre avec les autres, et peut-être même l’amour. Qui aura un prix élevé, plus cher qu’ailleurs. Récit d'aventures épiques et intimes, descriptif par le menu de la vie dans la dernière dictature stalinienne du monde, original dans sa construction éclatée et grandement plaisant à lire, c’est une belle découverte, on lui donne la note de Juche/20.


thierrymarot
8
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le 22 août 2024

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thierrymarot

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