Le petit père des peuples en voie de développement

Joe Dalton : from loser to winner


L'ami Joseph est un néo-Keynésien et il est bien embêté : depuis environ deux décennies, ses adversaires idéologiques, l'école monétariste portée par Friedman a gagné la bataille politique : les gouvernements des pays développés ont décidé de donner leur chance au libre-marché et l'ont mis en place avec fracas dans leur pays respectifs. Pendant que ses idées à lui, après avoir été majoritaires avant puis après la guerre, sont devenues has-been.
Entre temps, il est appelé à des hautes fonctions pour faire valoir ses points de vue : d'abord le CEA de Clinton puis la banque mondiale, ou il comptait bien faire valoir l'influence que ce poste conférait à ses thèses. Une fois l'expérience achevée, il profite des différentes vagues de récession observées dans toutes les régions du monde, en particulier l'Asie orientale, l'Amérique du sud et l'ex URSS pour revenir à la charge.
Parce que Joseph est un malin voyez. Il voit bien qu'une chiée de pays morflent et de toute façon, l'économie étant un jeu à somme quasi-nulle (à ressources naturelles près), les gagnants ont besoin de perdants pour continuer à gagner. Comme il est dans l'opposition, il se souvient de sa dialectique : si ça va mal, ça veut dire que les prescriptions n'ont pas été bonnes et que les dirigeants se sont trompés.
Yipee yay s'écrie l'économiste désoeuvré dans son bureau de New-York ! La mondialisation ça ne marche pas et c'est à cause des néo-classiques ! Je vais donc écrire un bouquin qui va surfer sur cette vague et me remettre dans le game.


Nik le FMI sa mere


Et c'est précisément cette double mission qu'il remplit à merveille dans son livre. Haro sur le FMI ; c'est pas de leur faute ils sont nuls ! Ils accordent du crédit à la mauvaise école et génèrent du coup des dégâts partout où ils passent. Et le pire, c'est qu'ils ne se corrigent même pas. Sur 400 pages, il récite la critique néo-keynesienne du marché régent, et l'appuie avec "ses observations".
Sur ce point le propos est ambigu. Stieglitz se présente comme universitaire et tire de là sa crédibilité. Ici, on n'a que très peu de justifications chiffrées. Surtout des explications qualitatives et vaguement appuyées par de la biblio. On le suit difficilement, d'autant qu'il y a beaucoup de redite, d'explication un peu vagues et des sophismes par brouettes. Les termes économiques ne sont pas tous clairement définis, il vaut mieux avoir fait un minimum d'études pour comprendre [1]. C'est comme si l'auteur s'était dépouillé de ses habits d'universitaire pour prendre ceux du gourou [2], ce qui a sûrement permis d'élargir le lectorat aux gens communs et qui explique peut-être le succès du bouquin. L'effet qui l'accompagne est l'absence d'une démonstration véritablement convaincante, remplacée par du storytelling bon teint.
Dans cette structure fouillis, agencée par chapitre, c'est le FMI qui trinque à chaque fois, accusé de dogmatisme et d'asservissement aux intérêts financiers du nord. Le message se résume en :



"le FMI est sorti de son rôle de soutien à la croissance dans les pays en développement. Il est devenu une sorte de VRP du redressement, accordant des crédits sous conditions aux pays confrontés à des crises : les conditions exigées, ignorant les structures économiques locales, servent surtout à garantir le remboursements aux banques prêteuses des pays riches. Le pire dans tout ça est que le FMI n'apprend pas de ses erreurs et persiste dans ses vues idéologiques, ce qui est impardonnable quand on est dans la praxis."



Okay mais t'aurais fait quoi à leur place ?


Il préconise en remplacement des solutions personnalisées, une étude plus rigoureuse de l'environnement de chaque pays en crise. Il est pour le gradualisme, une ouverture au commerce mondiale lente et assurée, avec des structures de contrôle législative et judiciaire forte. Il est pour avoir recours au gel des actifs et aux faillites, plutôt que faire systématiquement des plans de relance foireux. Fort bien, et c'est là à mon avis le génie du livre. Face à tant de bon sens, on ne peut qu'être d'accord. Effectivement, c'est toujours mieux de prendre le temps d'analyser la situation, d'en déduire des solutions pragmatiques et de pratiquer le "lean management", la mesure régulière des résultats suivie d'ajustements. Seulement, comme je l'ai déjà évoqué plus haut, Stiglitz raconte une histoire et on n'est pas forcé de le croire. Il nous dit les choses de l'intérieur, comment il s'est senti impuissant, comment il a perdu ses illusions sur la possibilité de mettre en œuvre un programme de diminution de la pauvreté dans un environnement idéologiquement hostile et on touche ici un autre point qui aurait pu être intéressant et traité néanmoins superficiellement par l'auteur, celle du chercheur/universitaire confronté à la réalité de la gouvernance mondiale.


L'équation Stiglitz


Le caractère un peu décousu du bouquin permet de s'intéresser aux présupposés intellectuels de l'auteur. Si Einstein est devenu célèbre en même temps que E=mc², Piketty a imposé l'inéquation R>G (c'est vous dire la crédibilité de l'économie en tant que "science") et Stieglitz fait encore mieux : il nous sort l'équation ultime du développement des peuples, le théorème de la prospérité, la loi de la croissance :



CROISSANCE=DEMOCRATIE



Imparable. Dommage que SC ne permette pas une mise en page poussée sinon je l'aurai mise en gras -Haha maintenant c'est le cas. On découvre une espèce de grande confusion, avec le terme de démocratie plus galvaudé que jamais mis en regard avec celui de croissance. L'inoxydable tandem politique économique, le seul viable ad vitam eternam, celui après lequel l'histoire s'arrête et devant lequel les idéologies fondent. Sauf que ces concepts sont vagues : la démocratie regroupe des choses aussi diverses que les libertés fondamentales des individus, la transparence, la libre entreprise. Tout sauf l'essence de la démocratie, qui est plutôt le gouvernement par le peuple continuellement renouvelé. Quant à la croissance, c'est bien de croire en 2001 à la croissance comme solution contre la pauvreté mais est-ce encore souhaitable? 13 ans plus tard, l'idée qu'une croissance toujours positive (et donc illimitée) dans un monde à ressources limitées est descendue du subconscient vers le conscient. Et dans tous les cas, égaliser les deux est d'une inanité incroyable. C'est très ténu mais on aperçoit cette espèce d'imposture à quelques endroits dans le bouquin qui consiste en la promotion néo-coloniale de la démocratie à l'occidentale dans les pays en crise.


Il a néanmoins la lucidité de ne pas soutenir la démocratie comme faiblesse institutionnelle face à la capacité de décision des marchés (dont la réussite admirable est sans conteste l'Europe à 25, gros marché apathique) mais une transition vers le libre-marché et les institutions occidentales sous la tutelle d'une structure étatique forte et dont l'inertie permet d'amortir les effets d'ouverture à la concurrence.


Un bouquin de vulgarisation, dans une langue approximative et néanmoins constructif. Not bad Stiglitz.


[1] C'est d'ailleurs une tendance qui m'irrite profondément : la politique s'est tellement économisée qu'aujourd'hui la littérature spécialisée considère que tout le monde comprend parfaitement les termes d'inflation,de croissance, de PIB etc. Ne parlons même pas des articles de journaux qui nous inondent de chiffres peu compréhensibles. C'est peut-être ça, être un homo economicus...


[2] A venir, une liste qui explique ma théorie du gourou, de l'universitaire et du polémiste :)
J'adore SC, on peut y exposer ses théories personnelles.

Fabrizio_Salina
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le 17 déc. 2014

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