Je ne sais pas ce qui est le plus difficile à comprendre dans la psychologie enfumée des critiques littéraires français : la raison qui leur fait porter aux nues des romans totalement surfaits, ou celle qui pourrait expliquer qu’ils passent totalement à coté de petites perles comme ce Metteur en scène polonais, pourtant en lice pour le Médicis, un des prix littéraires les plus en vue de l’Hexagone. Alors d’accord, il y a plus de 500 livres qui sortent à chaque rentrée littéraire, mais quand on a la chance de tomber sur un texte qui accroche l’esprit à la première ligne, qui garde intacte la tension sur 120 pages, et laisse le lecteur après une heure et demie d’humour et de brillance totalement retourné, vibrant, il faut vraiment être blasé, ou à coté de la plaque pour ne pas avoir envie d’en parler. A moins qu’ils ne l’aient pas aimé ? Cette hypothèse me fait trop froid dans le dos pour m’y arrêter plus longuement, puisqu’à pousser la logique jusqu’au bout elle voudrait dire tout simplement que la maîtrise et l’intelligence ne paient plus !
La maitrise, c’est justement le sujet au cœur de ce premier roman, narrant les aventures tragico-drolatiques d’un metteur en scène polonais invité à Paris par un théâtre prestigieux pour monter la pièce de son choix. Malheur à lui, qui décide d’adapter un roman d’un auteur autrichien mort, qui ne sera jamais nommé mais dont les phrases obsessionnelles et la logique hystérique vont contaminer petit à petit le récit de cette catastrophe en train de prendre vie sous nos yeux. Car le metteur en scène, au contact d’une œuvre qui lui échappe, voit sa raison sombrer - puisqu’à chaque fois qu’il rouvre le roman, celui ci a changé du tout au tout, comme si il vivait une vie secrète entre chaque lecture, rendant impossible toute construction théâtrale. Kafka, Borgès, Perec ne sont pas loin, et Mouton construit son texte à l’ombre de ces maitres écrasants sans se laisser impressionner, armé d’une fantaisie et d’une simplicité qui lui permettent de sauter à pieds joints par dessus chaque chausse trappe, et d'édifier sa machine infernale engrenage après engrenage. Plus le metteur en scène polonais perd le contrôle de la réalité, et plus le jeune romancier français, lui, fait preuve d’une dextérité qui laisse pantois.
Le grand talent de Mouton, c’est justement de trouver sa voix au cœur de ce bouquet d’hommages, en s’attachant avec beaucoup de précision et de causticité à raconter un naufrage de l’intérieur. Toujours à bonne distance, et très inspiré par son sujet (il faut dire qu’il travaille au théâtre de la Colline), il dresse comme en contrebande un portrait à charge de notre époque paumée, grâce à cette plongée dans le monde des vedettes surmédiatisées - jamais nommées elles non plus mais immédiatement reconnaissables. Une époque où les réputations, les noms, les objets finissent par occuper le devant de la scène, laissant en carafe les êtres qui s’agitent en coulisses, coupés définitivement de la réalité. Il le fait en riant, sans appuyer, mais l’inquiétante étrangeté qui se tapit comme une bête dans la jungle entre les lignes de cette sarabande déchainée n’en est que plus troublante, à nous toiser - pauvres lecteurs insouciants - en murmurant, les dents aiguisés : « alors, petits enfants, à qui le tour ? Allons, petits enfants, au suivant... »