On se méfie toujours (trop sans doute) des bouquins aux succès retentissants, des rééditions aux chiffres de vente impressionnants, des traductions aux ambitions planétaires, des best-sellers qui envahissent les têtes de gondole et qui saturent la blogoboule.
Le théorème du homard avait tout pour qu'on cherche à l'éviter : classé dans les incontournables de la plage, il était même réputé comme livre de chevet de nombreuses célébrités et conseillé par Bill Gates himself !
Soyons beau joueur : même s'il est clairement formaté pour le succès qu'il a connu, ce roman (cette romance) est un vrai plaisir de lecture, quelques heures de rire et d'émotion, de réflexion légère aussi. On en ressort donc plus léger et il faut bien reconnaitre que le cœur a battu plus vite pendant quelques heures.
Alors oui, et même si le succès est déjà là : coup de cœur. Cœur léger pour une littérature légère, mais coup de cœur quand même.
La recette est connue (pas celle du homard, celle de la romance) : c'était déjà celle de la suédoise Katarina Mazetti et de son Mec de la tombe d'à côté : prenez un homme et une femme que tout, mais alors tout, vraiment tout oppose, mettez-les sur un même grill, assaisonnez copieusement d'humour et d'amour, surveillez la cuisson et touillez, retournez de temps en temps.
Aux antipodes (Graeme Simsion est australien), il suffit de remplacer les boulettes de viande suédoises par du homard fraîchement pêché.
La vraie originalité du plat cuisiné par Simsion, ce n'est pas le homard mais son personnage masculin : Don Tillman.
Un professeur de génétique, maniaco-obsessionnel, souffrant de quelque chose qui ressemble bien au syndrome d'Asperger.
Tiens, décidément l'Australie s'intéresse de près à ces comportements atypiques : on se souvient du dessin animé Mary et Max, avec aussi un autre aussie aux fourneaux : Adam Elliot.
Don est obsédé par son timing (le gars qui lorsque vous dites, attends moi deux minutes je file aux toilettes, sort sa montre et déclenche le chrono), Don a organisé un menu pour toute la semaine et le répète chaque semaine (le mardi c'est ... homard !), ainsi Don rationalise et optimise le temps passé à faire les courses, le rangement des ingrédients dans le frigo ou le placard et bien sûr le temps passé en cuisine (il prépare le homard les yeux fermés en classant mentalement ses stats de généticien). Tout cela est d'une logique rationnelle imparable : à se demander pourquoi on fait pas tous comme ça ... oui, pourquoi ?
Comme les Aspis, Don est incapable d'empathie (il ne pleure pas en regardant Sur la route de Madison et ne tombe pas amoureux de Sally qui rencontre Harry) et surtout il est incapable de se comporter comme on l'attend en société et, à l'entrée d'un resto chic qui affiche tenue correcte exigée, il est capable de détailler tous les avantages de sa veste en gore-tex jaune fluo sur ceux d'une veste de costard de ville en laine mérinos, même taillée sur mesure.
Il a une case en moins ou sans doute en plus, en tout cas une case différente, qui lui rend impossible la compréhension de l'assemblage complexe des usages, des règles, des us, des coutumes, des conventions qui semblent indispensables à la cohésion sociale de notre société dite civilisée.
Pour lui, seul compte le rationnel. Et visiblement, ce n'est pas le point fort de notre humanité.
Après quelques échecs répétés avec la gente féminine, Don s'est donc mis en quête de l’Épouse idéale grâce à un questionnaire (très rationnellement élaboré) auquel les candidates potentielles doivent répondre.
L'originale et fantasque Rosie a tout faux. Mais alors tout faux.
Ils vont donc se rencontrer (voir la recette plus haut), se côtoyer, s'éloigner, se rapprocher, ... On ne raconte pas la fin mais vous l'avez bien sûr devinée, bienvenue à Melbourne, le pays des bisounours qui ont la tête down under.
Sans doute pour éviter toute critique scientifique, l'auteur prend bien soin de ne pas cataloguer définitivement Don parmi les Aspis mais les symptômes ressemblent bien à ceux du syndrome. De toute façon, après quelques chapitres on se fiche complètement d'Asperger : on prend juste plaisir, grand plaisir, à toutes les scènes qui plongent Rosie et Don dans des situations tordues, aux dialogues férocement décalés. Et l'auteur n'est pas avare : le repas sur le balcon, la virée en porsche, la soirée cocktails, le bal, ... et allez, y'a encore du rab, vous en reprendrez bien encore un peu ?
C'est jubilatoire comme on dit, on rit même franchement, et on lit ça à vive allure, comme un polar, allez encore une, encore une mais pressé aussi de les voir enfin s'embrasser.
Le propos de Simsion est clair et Don pourrait tout aussi bien être un extraterrestre, un Aspi venu de la lointaine planète Asperger-452b pour découvrir la race humaine. Don cherche consciencieusement et désespérément les clés pour comprendre notre monde et nos comportements. Il cherche les clés de la compagnie de Rosie. Et donc, tout simplement, Simsion nous montre les clés de nos comportements, les ressorts de nos joies, bonheurs et plaisirs, il nous tend un miroir : on s'intéresse bien plus à 'nous' qu'aux Asperger.
Le message des bisounours down under est très simple et très sucré : le bonheur c'est ici et maintenant, avec cette fille-ci, avec ce gars-là. Le homard s'accompagne d'une boisson sirupeuse à forte teneur en sucres et sans édulcorants. Whisky et bière ce sera pour une autre fois, au rayon polars sans doute !
Alors oui, on peut évidemment reprocher à ce bouquin sa construction et son formatage : c'est aseptisé pour plaire à tous et il ne faut pas y chercher autre chose. La fusion world food est connue pour cela mais le plat reste savoureux : les produits sont frais, le chef est professionnel, le service est impeccable et la note pas trop salée. Seul un convive qui se serait vraiment trompé d'adresse en croyant trouver ici une nourriture plus épicée et plus exotique, pourrait sortir de table sans se frotter le ventre, repus et satisfait.
Ah, j'allais oublier : même si Don compte ses amis dans la vraie vie comme nous les nôtres sur facebook, même s'il est adepte du GPS en voiture (comprenez bien : la vitesse y est mesurée de façon beaucoup plus précise que sur le tachymètre du tableau de bord), on sait gré à Simsion de nous livrer un roman moderne et actuel (2012) en nous épargnant les désormais inévitables réseaux sociaux avec leur cohorte de petits messages de services et autres piaillements d'oiseaux bleus. Juste quelques courriels discrets, ce sera tout. Merci l'auteur.
Et à propos de remerciements, ne manquez pas ceux de la postface qui laissent entrevoir la longue et complexe genèse d'un tel roman : c'est instructif.
Pour celles et ceux qui aiment les bisounours.