La question "A partir de quel âge peut-on torturer un enfant ?" entame et gouverne le récit. Or, il ne s'agira jamais d'y répondre ; ou si peu, en quelques mots balancés nonchalamment sur la fin par l'un des personnages. Le récit, en lui-même, n'existe d'ailleurs même pas. Un troufion de base doit apporter un message à son supérieur hiérarchique, cette fameuse question, censée décider du sort du bébé d'une prisonnière dissidente. C'est à la fois cruel et absurde, lourd de sens sur les horreurs de la dictature et en même temps totalement à côté de la plaque (torturer un bébé, pour quoi faire ?). Dès le départ, le lecteur est propulsé dans l'étrange quête du héros, ici simple machine à exécuter les ordres, dont l'auteur ne nous livre presque jamais les pensées. En découle un style volontairement robotique, bureaucrate, où les faits sont exposés avec la plus grande froideur : rien de neuf sous le soleil, pourrait-on dire. Sauf que.

La première qualité du livre de Martin Kohan est d'atteindre une froideur totale, mais paradoxalement pas dénuée de chaleur. Tout est dans le rythme : des phrases, des chapitres. Tout est court, direct, mais tout respire. D'abord dans la mise en page aérée, ce choix de multiplier les micro-séquences. Tout est fort, aussi, comme si chaque mot avait été choisi avec précision. Quand il n'y a rien à raconter, il y a quand même quelque chose : une anecdote, sortie de nulle part, dont on ne saurait dire si elle cible la métaphore avec la situation du personnage ou si elle est simplement gratuite. Le récit principal, très balisé, multiplie les sorties de route contrôlées où l'on parle d'une fille à vélo ou d'un étudiant en médecine. Ce sont des virages en épingle qui s'opèrent naturellement, distillant davantage d'humour ou d'horreur, dans ce même style glacé et chirurgical qui fait monter une pression progressive.

La deuxième qualité du roman est de faire passer en filigrane un vrai personnage. Pas évident, en restant uniquement descriptif et factuel, de susciter de l'empathie (voir, au hasard, le dernier Angot). Pourtant, par une singulière alchimie, il y a quelque chose qui opère chez ce Conscrit. Une sorte d'indifférence totale, à tout et à tout le monde, qui en des occasions précises et incongrues se brise pour laisser entrevoir l'humain, avec la grâce d'un vocabulaire bien choisi. Les très rares répliques du "héros" font de lui un homme détestable, mais celles qu'on lui adresse lui donnent une autre couleur, à lui, et au monde qui l'entoure. Le cadre de la réflexion de l'auteur s'étend à de nouveaux horizons, plus forts que le pamphlet un peu mécanique auquel il ressemble au début, quand une femme finit par chuchoter à l'oreille du Conscrit ces mots qui hantent : "Tue-moi, mon petit soldat". On n'est plus très sûr de comprendre de quoi parle le livre, et c'est bien.
boulingrin87
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le 27 févr. 2013

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Seb C.

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