Voilà un livre difficile à critiquer, et pour cause : en le parcourant, on oscille à tout instant entre exaspération et respect, on passe de l'ennui à l'émerveillement, de l'indifférence à la passion. Jean-Hubert Gailliot livre ici une œuvre complexe, très riche dans le fond et la forme, mais qui n'abat ses cartes qu'en fin de jeu. Pour la situer, imaginons un roman d'aventures compilant plusieurs sous-genres de lignées variablement nobles (cela peut paraître bizarre à dire, mais il existe un véritable gouffre qualitatif entre ses différentes séquences). Trois séquences donc, trois lieux, trois styles, trois histoires différentes racontées par un narrateur omniscient dont le nom ne sera distraitement glissé qu'une seule fois. À la base, le héros est en Grèce, sur les traces d'un manuscrit mythique, carnet jaune titré "Le Soleil" qui aurait circulé entre les mains de nombreux artistes célèbres au début du vingtième siècle et qui les aurait marqués au point de les influencer dans toutes leurs œuvres. La première des trois parties est consacrée à l'histoire de ces artistes, à la vie de luxe menée par le héros sur Mykonos qui, entre deux cocktails, disserte sur celles de Man Ray et Cy Twombly à la manière d'une page Wikipedia qui ferait semblant d'être un roman. Disons-le honnêtement, cette première partie, qui constitue près de la moitié de ce petit pavé de 500 pages, est une véritable purge où froideur de l'érudition et paresse du style se confondent à tout instant, à tel point qu'on a l'impression d'être face à une de ces machines à buzz de rentrée littéraire, ces coquilles vides à la Bellanger ou Bosc qui s'imaginent prétentieusement que la qualité d'une œuvre est proportionnelle à la quantité de name-dropping qui y est faite.
On se dit gentiment qu'on va utiliser ce Soleil comme énergie combustible de luxe, quand enfin commence la deuxième partie. Surprise : le récit décolle, change de ton, de forme, abandonne les afféteries érudites et vides dont on n'a que faire pour obliquer dans un romanesque, d'autant plus singulier qu'il se coupe presque entièrement de ce qui a précédé. Concrètement, l'auteur s'essaye à une sorte de pornographie expérimentale en décrivant des orgies sexuelles dérangées et dérangeantes, d'un genre plutôt nouveau, très visuelles (on pense à une version craquée du "Parfum", au film de Jonathan Glazer "Under the Skin" ou à celui d'Arnaud et Jean-Marie Larrieu "Les Derniers jours du monde"). Le lien avec l'enquête menée par le héros est ténu, mais présent, on le comprend par des indices parcimonieusement distribués. Tout en cherchant où veut nous emmener l'auteur, on se plonge dans cet interlude sexuel et glauque en mettant enfin en branle sa matière grise : quel est le sens de tout cela ? La plume de Jean-Hubert Gailliot se fait plus leste, personnelle, fine sans être ennuyeuse, pleine d'un caractère jusqu'ici soigneusement dissimulé. La troisième partie, enfin, voit le héros, par un étrange tour de passe-passe, reprendre le cours de son enquête sur les traces du manuscrit mythique. Ici, le roman prend une coloration de polar occulte, installe avec efficacité et roublardise un suspense polanskien qui va, dès lors, croître jusqu'à un climax impressionnant. D'une sorte d'essai à l'érudition stérile et pompeuse, méchamment hipster et un peu crétin sur les bords, Gailliot, de façon semble-t-il parfaitement calculée, vire de cap et choisit, dans le dernier tiers de son récit, la forme d'un roman d'aventures inquiétant et mystérieux. Le héros, noyé sous les événements dont il se fait presque toujours le témoin inactif, est embarqué dans une série d'aventures étranges dont on comprend qu'elles tissent, chacune à leur manière, la toile d'une symbolique riche, quoiqu'un tantinet opaque, entre plusieurs thèmes d'apparence éloignés mais dont se dégagent un troublant parfum de cohérence.
Même s'il faut s'accrocher pour atteindre le point du récit où l'écriture se fait habile et l'histoire passionnante, il faut reconnaître à Jean-Hubert Gailliot une audace, une ambition frappantes à la clôture de ce livre. La réflexion, touffue, autour de ce mystérieux manuscrit qui prend corps très progressivement, impressionne par sa profondeur et les multiples fausses pistes dans lequel le récit nous invite à nous engouffrer. Quand, enfin, on se heurte au contenu du sésame tant recherché, quand l'auteur, sans rien en dévoiler directement, réussit à lui donner une épaisseur mystique considérable, on comprend qu'on est face à un grand roman. Le plus spectaculaire dans cette réussite, c'est que tout, à la lumière de l'ensemble du récit, est justifié, y compris la première moitié, d'une vanité admirablement calculée, même si un peu tricheuse. Le Soleil, sous ses airs cultivés, derrière une plume il faut le dire vraiment admirable quand elle ose se libérer dans le romanesque le plus décomplexé, fait surtout le récit d'une histoire humaine sensuelle et traumatisante, où le sexe trouve sa place en toute chose, abordé avec frontalité et une pointe de folie destructrice, la littérature ne lui répondant qu'en écho, sous des formes variées, mais toujours plus raffinées au fur et à mesure qu'on s'approche de la fin. Dans les cent dernières pages, la facilité avec laquelle Gailliot balade son lecteur, brisant le quatrième mur avec une audace naïve mais efficace, orientant son récit vers le décryptage d'un carnet auquel il attribue un contenu hautement anxiogène et fascinant, tient du coup de maître. Le propos est extrêmement provocateur, la forme sournoise mais éclatante. À condition d'accepter d'être pris un peu en traître, c'est une lecture qui, une fois terminée, laisse derrière elle un hébètement, une fatigue, mais aussi une certaine exaltation.
Cet utilisateur l'a également mis dans ses coups de cœur.