Mémoires de la Jungle fait partie pour moi de cette catégorie d'objets artistiques un peu hors norme : les OER (ou : œuvres à effet rétrospectif). Autrement dit ces films, ou ces livres incroyablement ennuyeux, laborieux, qu'on a envie d'abandonner dix fois en court de route, qui sont ingrats ou maladroits, et qui pourtant commencent à vivre une seconde vie à peine la première terminée. On range le livre dans sa bibliothèque, on rentre chez soi la projection terminée, en maugréant un peu ("c'est dommage, y'avait de l'idée, mais putain qu'est ce que c'était mal foutu, comment on peut atteindre un tel degré d'ennui ?"), et puis on passe au suivant. Sauf que quelque chose de l'OER s'accroche, malgré tout, malgré vous, et reste là, bien décidé à vous hanter. Loin du montage voulu par le réalisateur, loin de la succession des chapitres décidée par l'auteur, une œuvre parallèle grandit dans l'ombre de votre cerveau, bébé mal formé, mal aimé, mais qui refuse de partir avec l'eau du bain.
Pénible, Mémoires de la Jungle l'est à plusieurs titres. Une structure particulièrement raide (diégèse/analepse/diégèse/analespe... ad libitum), une lenteur dans le récit proprement exaspérante, une fâcheuse tendance au répétitif (voire au radotage), une volonté un peu trop affichée de "faire sens", bref on avance dans le livre comme son héros dans la jungle : avec la fâcheuse envie d'arriver pour pouvoir aller se coucher.
Seulement quelque chose résiste. Entre les phrases, entre les mots. Comme un limon amer. Presque malgré l'auteur, finalement. La gageure que s'impose TG est à la fois ce qui ruine son livre, et ce qui peut-être finira par le sauver. Car, rappelons-le, le narrateur de Mémoires de la Jungle est un chimpanzé, qui a appris le langage des hommes mais se retrouve soudain confronté à la Nature qu'il avait voulu oublier. Dans sa tête les mots se bousculent, tente d'agripper le réel, de le décrire (beaucoup) pour le comprendre (un peu). Le tour de force est impressionnant, c'est tour à tour poétique, tellurique, rhétorique, fantasmagorique. Et épuisant. On n'en peut plus, mais on en redemande. Allez, 5 pages et j'arrête. Vas-y Doogie, raconte encore un peu. Fait retentir cette langue qui te stigmatise aux yeux du monde entier : toi qui n'es plus animal puisque tu parles si bien, mais qui parles si mal que tu n'es pas humain. Et plus on force Doogie à s'exprimer, plus on le vide. Le roman comme le singe est au bout de ses forces, on sent bien qu'il ne tiendra pas le coup, et pourtant on continue, pour voir ! "Mais puisque je me tue à vous le dire" pourrait rétorquer Doogie au lecteur sadomasochiste. N'importe, après tout l'art n'est-il pas un tombeau !
Mais alors... se pourrait-il que cet étrange fantôme qui revient nous hanter longtemps après le livre terminé ait simplement pour nom "remord" ?