C’est un poète qui chante les moissons, mais un poète contemporain cette fois. Né en 1934 dans l’Ain, Charles Juliet s’est vu récompenser des prix les plus prestigieux comme le Prix Goncourt de la poésie en 2013 et le Grand prix de littérature de l'Académie française cette année, tous deux récompensant non pas un recueil mais l’œuvre toute entière. L’enfance de Charles Juliet a été marquée par l’éloignement d’avec sa famille, puisque sa mère étant internée dans un hôpital psychiatrique il est placé dans une famille de paysans suisses à l’âge de trois mois. Elle meurt sept années plus tard. À douze ans, il entre comme enfant de troupe à l'école militaire d'Aix-en-Provence. Il en sort huit ans plus tard, admis à l'École de santé militaire de Lyon. Il abandonne ses études de médecine à vingt-trois ans pour se consacrer exclusivement à l'écriture. Durant quinze ans, il travaillera reculs dans une solitude extrême, avant de voir paraître son premier livre, Fragments, préfacé par Georges Haldas. De ces « années lentes » remontent également des rencontres importantes avec d'autres artistes parmi lesquels Michel Leiris, Bram van Velde, Raoul Ubac, Pierre Soulages ou Samuel Beckett.
L’œuvre de Charles Juliet est principalement autobiographique, elle est son propre stéthoscope. Jean-Pierre Siméon dit même que son œuvre « n’a qu’un objet : l’élucidation de soi, la mise à nu et à jour d’une vérité intérieure. » L’écriture est pour Juliet l’unique moyen d’éliminer le moi, « ses leurres dérisoires » et sa profonde vanité. Cela passe les mots affutés comme des scalpels, souvent dénués d’effets de style.
Paru en 2012 chez P.O.L, le livre Moisson n’est pas un recueil au sens stricte du terme, mais il regroupe un choix définis de poèmes, pour mieux appréhender l’univers de Juliet ; ses craintes, ses doutes, ses interrogations, ses joies aussi, graves. Elle est surtout dotée d’une magnifique préface de Jean-Pierre Siméon qui sert d’appareil critique. Dans la première partie du recueil se développent des courtes scènes qui donnent à voir un petit garçon dans sa vie à la ferme. Il y a là une thématique éminemment importante : le rapport à la nature et plus particulièrement à la terre. Sa lecture fondatrice du monde se fait au contact de la campagne, non pas des livres (il se met à lire relativement tard, vers ses vingt ans). La solitude des champs, le brouillard, le froid, les bois profonds constituent son imaginaire, c’est là qu’il puisera le matériau de son écriture. Fixé dans cette vie de lenteur et d’ennui, il sait l’odeur de la brume après l’orage, l’épaisseur des nuits sur les collines, l’ingratitude de la pierre et de la ronce et la rudesse des chemins caillouteux. Mais Juliet ne chante pas la terre, il l’utilise comme moyen mimétique pour sa poésie : ainsi, le poète défriche, taillade, sarcle, laboure les mots. Comment aller du labour aux moissons ? Cette question guide l’entièreté du recueil, sinon de son œuvre, et se décline au travers d’une infinie variation de proses, poèmes et entretiens, comme l’on dirait pour un thème musical. Le poème liminaire, éponyme du recueil (reproduit en intégralité ici), fixe le sens de questionnement-voyage qui agite le poète :


Atteint le dernier degré de l’épuisement Quand tu avais perdu tes semblables Quand il n’y avait plus de but de repère de chemin Quand il n’y avait plus d’issue Quand la seule énergie qui te venait naissait de l’horreur de te savoir à l’agonie


Sur ordre de la voix tu t’es dressé as risqué tes premiers pas


Inconnus la contrée les accidents du terrain Mais familière la nuit Et tout autant la peur de cet inconnu dont tu dois te nourrir et que tu redoutes de rencontrer


Que cherches-tu Tu avances erres te traînes renoncere pars rebrousses chemin tournes en rond Ton œil empli par la nuit tu cherches le lieu Le lieu où tu serais rassasié Où se déploierait la réponse Où bouillonnerait la source


Tu ne sais que marcher La nuit et la peur te harcèlent Et aussi la soif Mais à chaque pas la hantise de faire fausse route D’accroître encore la distance Tu cherches le lieu Le lieu et le nom Le nom qui saurait tout dire de ce en quoi consiste l’aventure.


Tu ne sais où tu vas ni ce que tu es ni même ce que tu désires mais tu ne peux t’arrêter Et tu progresses À moins que tu ne t’éloignes Sans fin tu erres te traînes rampes tournes en rond Et tu renonces Et tu repars Jusqu’à n’être plus qu’épuisement


Survient l’instant où tu dois faire halte Faire ton deuil du lieu et du nom Et à l’invitation de la voix définitivement tu renonces t’avoues vaincu Alors tu découvres que tu auras chance de trouver ce que tu cherches si précisément tu ne t’obstines pas à le chercher


Tu repars Des forces nouvelles te sont venues Ton œil qui s’écarquille n’est plus dévoré par la soif Tu ne sais où tu vas mais tu connais ce que tu es


Tu avances d’un pas tranquille désormais convaincu que le lieu se porte à ta rencontre Le lieu où mûrir l’hymne la strophe le nom Où jouir enfin de ce qui s’est jusque-là dérobé


Sans cesse remettre l’ouvrage sur le métier. Le travail poétique de Juliet est marqué par cette prégnance du retour : rebrousser, repartir, reprendre, retoucher. Cette itération en re- est le symbole même la poésie et nous replace aux sources de celle-ci, puisque le mot « vers » veut dire en latin « sillon ». Mais que cherches moissonner le poète, après avoir semé ? Le lieu qui transformerait la naissance en existence. Mais c’est en s’avouant vaincu qu’il apparaît, en se mettant à nu, en se connaissant enfin. Au re- du renoncement répond le re- de la réponse.


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le 9 août 2017

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