On peut savoir gré à Finkielkraut d’avoir œuvré avec ardeur (publications, émissions) à la réhabilitation médiatique d'un Péguy que d’aucuns philosophes, «journalistes» du service public, universitaires etc souhaitaient, et souhaitent toujours, maintenir dans le purin d’un nationalisme malodorant aux côtés de Barrès ou de Maurras, tel l’inénarrable et paranoïaque Bernard-Henri Lévy qui lui reproche d’utiliser le mot race DONC d’être LE précurseur du nazisme à la française. Rien de moins.
(Dire de Finkielkraut qu’il est plus cultivé et fin que Lévy constitue-t-il une thèse ou une hypothèse ?)
Ainsi, l'invocation de la race dans Notre jeunesse, ici par exemple : ce que nous défendons, ce n'est pas seulement notre honneur. Ce n'est pas seulement l'honneur de tout notre peuple, dans le présent, c'est l'honneur historique de notre peuple, tout l'honneur historique de toute notre race, l'honneur de nos aïeux, l’honneur de nos enfants.
Race n’est évidemment pas à prendre à la sauce Schutzstaffel : Péguy l’emploie dans le cadre de l’affaire Dreyfus dont il fut un ardent défenseur, et BHL, manipulateur, le sait fort bien. Ce que le parangon de la bonne pensée universelle reproche à Péguy dans le fond, mais sans le dire frontalement semble-t-il, c’est d’être antimoderne.
A l’inverse des « modernes » béats, Péguy se pose en héritier de tous les mondes, de toutes les mystiques, antiques, chrétiennes, hébraïques, monarchiques, républicaines. Opposer ces mystiques est un combat d’arrière-garde que rejette Péguy et Notre jeunesse clôt en quelque sorte le débat : il embrasse et reconnaît à égales valeurs toutes les mystiques qui l’ont précédé. Le fondement idéologique de la race qu’il revendique c’est ça, c’est l’héritage dans toute sa complexité, sa diversité, très loin d’on ne se sait trop quelle pureté génétique de branlotin.
Ce que reproche Péguy aux modernes d’alors (≈1900) c’est de s’opposer non seulement à l’ancien régime mais aussi et surtout de se contrarier à toutes les anciennes cultures, à tous les anciens régimes, à toutes les anciennes cités : de prospérer contre toute culture.
Conséquence : le socialiste et intransigeant Péguy rejette tous les partis, yc le parti socialiste, dominés par le « parti intellectuel » et dont les doctrines sont fondamentalement structurées « contre », Péguy n’élaborant sa pensée qu’en terme de « pour ». Ce dont il s’honore.
Par exemple « pour » Dreyfus il est prêt à rompre avec ses amitiés les plus anciennes, avec ses frères de route, dans une forme de suicide social. Péguy accuse les socialistes de ne pas suffisamment s’engager : l'affaire Dreyfus est l’occasion de s’emparer d’une injustice pour, et par capillarité, s’emparer de toutes les injustices et construire un monde authentiquement socialiste.
Quand on voit ce que la politique cléricale a fait de la mystique chrétienne, comment s’étonner de ce que la politique radicale a fait de la mystique républicaine.
Chez Péguy, le mouvement de dérépublicanisation de la France, dont l’affaire Dreyfus est un symptôme, est identique à celui de sa déchristianisation : il procède de la même idée du « contre ».
Quand on voit ce que les réactionnaires ont fait de la sainteté comment s’étonner de ce que les révolutionnaires ont fait de l’héroïsme.
Résumons : le débat n’est pas pour Péguy entre ancien régime, ancienne France qui finirait en 1789 et nouvelle France mais entre toutes les anciennes Frances - païenne, chrétienne, de la Renaissance, des humanités, grecque, latine, traditionnelle et révolutionnaire, cléricale, royaliste et républicaine - et la France de la domination du parti intellectuel (des sorbonnards dira Drieu sur un registre plus sombre) dont la grande affaire est de déconstruire dirait-on aujourd’hui, du parti de ceux qui n’ayant pas de mystique en sont réduits à faire de la basse politique.
Fondamentalement (et là BHL se plante encore), le catholique Péguy n’était pas antimoderne mais pensait en conscience que la modernité devait conduire au monde socialiste (quoi qu’on en pense par ailleurs, ce n’est pas l’objet de cet avis sur le bouquin, et encore moins celui du bouquin lui-même), et que la révolution devait être morale ou ne pas être : Notre jeunesse noue le thème du détournement de la mystique en politique. Ainsi Finkielkraut préfère dire de Péguy qu’il est un mécontemporain. Géniale dénomination.
Le dernier des serfs était de la même chrétienté que le roi. Aujourd’hui il n’y a plus aucune cité. Le monde riche et le monde pauvre vivent ou enfin font semblant comme deux masses, deux couches horizontales séparées par un abîme d’incommunication.
La boucle est bouclée, Bernard-Henri.
Cela dit, chez Péguy, je préfère nettement la poésie à la prose des Cahiers de la quinzaine, même si l’on y trouve (dans la prose) cette énergie polémiste et jubilatoire, et cette inimitable scansion qui fait son style. Car sa poésie ne dit pas autre chose, en fait.