Émile Verhaeren est né en Belgique dans la province d’Anvers en 1855. Né dans une famille aisée où on parlait le français tandis qu’au village et à l’école le flamand était la langue dominante, il étudia finalement le droit dans la vieille université de Louvain. Il publie son premier recueil, Les Flamandes, en 1833, consacré à son pays natal. L’ouvrage fit grand bruit à sa sortie à cause de poèmes symbolistes au ton très lugubre, et à l’érotisme brut de certains autres. Ses parents auraient même tenté d’acheter tous les exemplaires avec l’aide du curé du village pour étouffer le scandale. En vain. Mais c’est dans les années 1890 qu’il devient très connu : il s’intéressa aux questions sociales et anarchistes, et surtout à l’atmosphère des grandes villes et son opposé, celle de la campagne. Il traduisit ses thématiques dans de nombreux poèmes, tels que Les Campagnes hallucinés, Les Villes tentaculaires ou encore Les Villages illusoires. Il devint alors un poète qui comptait dans les lettres, et parmi ses amis avec qui il correspondait on peut nommer Georges Seurat, Auguste Rodin, Edgar Degas, August Vermeylen, Maurice Maeterlinck, Stéphane Mallarmé, André Gide ou encore Rainer Maria Rilke et Stefan Zweig. Lorsque la Première Guerre mondiale éclata et que la neutralité belge fut violée, Émile Verhaeren qui se trouvait en Allemagne, se réfugia en Angleterre, lui qui était au sommet de la gloire. Sa poésie alors ce fut plus pacifiste, et il lutta contre la folie de la guerre dans les anthologies lyriques (La Belgique sanglante ou Les Ailes rouges de la Guerre sont des poèmes typiques de cette période. Il tenta encore dans ses conférences de renforcer l’amitié entre la France, la Belgique et le Royaume-Uni, mais après l’une d’elles il mourut accidentellement, ayant été poussé par la foule sous les roues d’un train qui partait.
Ce qui nous intéresse aujourd’hui est la première période lyrique d’Émile Verharen, où il chante les âcres beautés de sa terre natale dans Les Flamandes. Son lyrisme, ligoté dans des alexandrins qui ne cachent pas de couler les uns sur les autres, exhale la campagne abondante et grasse où il vécut. Ses premières impressions, il les eut au contact de la nature et de ses habitants, animaux ou paysans. Aucune mièvrerie dans ses vers, mais une joie qui gonfle le monde et font encore plus ressortir les odeurs, les couleurs et les gestes de ces paysages flamands qui débordent tout autour de lui. Stefan Zweig dit de lui dans Émile Verharen. Sa vie, son œuvre qu’il « ne se contente pas de décrire la réalité moderne : il y applaudit. Il ne l’envisage pas sous un étroit positivisme : il célèbre la beauté qui s’en dégage. De notre époque il accepte tout, jusqu’aux résistances qu’il rencontra ; il y vit l’occasion heureuse d’accroître en lui l’instinct combattif de la vie. Son œuvre poétique est comme un orgue où se serait comprimé tout l’air que nous respirons. Lorsqu’il appuie sur les touches blanches et noires, lorsqu’il traduit des sentiments de douceur ou de force, c’est cet air qui fait vibrer tous ses poèmes. » Cet air dont se gorge toute son œuvre poétique passe aussi par la vie qui se tapit dans les bosquets, les roseaux, les eaux. Dans Dimanche matin, on peut y lire :
« Oh ! Les éveils des bourgades sous l'or des branches,
Où courent la lumière et l'ombre - et les roseaux
Et les aiguilles d'or des insectes des eaux
Et les barres des ponts de bois et leurs croix blanches. »
Cette campagne qui frémit, Verhaeren ne se contente pas de la fixer de l’extérieur. Il rentre dans les granges, les cuisines et saisit sur le vif des scènes instannées, où l’effort domestique est rendu brut, plein d’ardeur, comme dans Cuisson du pain :
« Leurs mains, leurs doigts, leur corps entier fumait de hâte,
Leur gorge remuait dans les corsages pleins.
Leurs deux poings monstrueux pataugeaient dans la pâte
Et la moulaient en ronds comme la chair des seins. »
On y voit les visages rougeauds des femmes pétrissant le pain, les énormes poignes se saisissant du foin, les cous bestiaux des paysans. C’est une foule d’endroits et de personnages qui peuplent les poèmes de Verharen comme le soulignent la plupart des titres: La ferme, Les granges, Les vergers, Les greniers… « Etables chaudes où bourdonnent les mouches autour des vaches alignées ; basses-cours où grognent les porcs roses et gras, dont le groin fouille les détritus ; laiteries fraîches où refroidissent les jarres de grès ; cuisines claires, toutes réjouies des belles flammes des cheminées; cabarets-bouges, où s’installent les grands buveurs, les grands mangeurs de lard et de jambons, et les filles, rouges et blanches, aux gestes vifs, danses, chansons, soûleries, ripailles et truandailles… Toutes ces descriptions, bien colorées, rappellent les meilleures productions de l’art flamand » explique André Beaunier en 1902 dans la revue La poésie nouvelle. Verharen a en horreur la fade élégance et la fallacieuse délicatesse des personnages « si proprets dans leur mise et si roses », à qui il leur oppose des gens « noirs, grossiers, bestiaux » qui lui plaisent par leur naturel sauvage, leur vigueur et leur puissance éclatante. Au travers de son recueil, Verharen exalte le rythme naturel des saisons, immuable. Les deux derniers poèmes sont consacrés à des funérailles et aux flamandes d’autrefois. Sa forme, moulée dans des alexandrins, illustre merveilleusement ce roulis de la nature, placide et qui ne se soucie finalement peu du reste. Sa poésie de ces années-là résolument est réaliste. Dans les années quatre-vingts, en Belgique, il fallait réagir contre la littérature académique, qui était fade principalement. A cette fadeur, Verhaeren opposa toute la truculence de son génie.
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