Quiconque exerce ce métier stupide mérite tout ce qui lui arrive. Ce n'est pas l'auteur qui le dit, mais Orson Welles à Jean-Pierre Rassam tandis que ce dernier, producteur de cinéma, héroïnomane et fils de milliardaire, s'énerve du boycott du festival de Cannes qui va empêcher son poulain de rafler la mise. Parce qu'en 68, le peuple est dans la rue ! Le peuple ? Pas tout-à-fait : à en croire le livre, plutôt une bande d'intellos gauchistes pleins aux as, une horde de bobos à peine majeurs qui sèchent les cours payés par leurs parents pour prendre d'assaut le Palais et réclamer la révolution du cinéma. Voilà le contexte et la lecture que propose Christophe Donner de vingt ans de cinéma français, du suicide de Raoul Lévy en 1966 à celui de Jean-Pierre Rassam en 1985. Le grand bal du pognon, des jalousies et des histoires d'amour nées pour mal finir, où même le conflit israelo-palestinien trouve sa place en toute chose. Ils ont l'air branchés, les Yanne, les Godard ? Oh, mais il ne faut pas croire.

On peut lire dans certaines critiques que Christophe Donner aime ses personnages ; difficile d'y croire. Claude Berri (né Langmann), Jean-Pierre Rassam, Maurice Pialat, Jean-Luc Godard y sont dépeints comme de détestables égotiques avides de réussite, qui œuvrent pour leur propre gloire sous couvert d'élever le cinéma français. C'est à qui provoquera le plus, se dévoilera le plus, gagnera le plus de pognon, couchera avec le plus de femmes. Rassam, figure centrale du livre, qui a produit en "seulement" dix ans de carrière une quinzaine de films parmi lesquels certains sont inscrits au patrimoine national, est dépeint comme un drogué manipulateur qui baise sans arrêt, agresse ses aînés, traque ses proies avec un sourire brossé par un arbre généalogique où se cueillent rois du pétrole et notables en tous genres. Les femmes, effacées, désolées, perdues, se gagnent aux cartes ou se piquent chez les amis : Pialat chope la sœur de Berri, lequel s'offre celle de Rassam qui bat et méprise sa compagne, elle-même névrotique et en proie à des pulsions suicidaires qu'elle finit par mettre à exécution.

Pas joyeux, donc, mais instructif. Christophe Donner prévient qu'il existe une certaine part de faux, qu'on peinera sincèrement à déceler. Tout est crédible, depuis ce climat familial vénéneux où on se tire dans les pattes entre beaux-frères (Berri et Rassam n'arrêtent pas de se chamailler, c'est à celui qui aura la plus grande gueule) jusqu'au road-trip palestinien que Rassam effectue avec Godard pour tourner un film d'auteur transformé à mi-chemin en outil de propagande foireux et tragique. Le terrorisme tient une grande place dans le livre, qu'il soit littéral (on y glisse l'idée que Rassam père, qui défendait les intérêts de Palestine, a été assassiné par Israël en représailles de l'hécatombe des JO de Munich) ou idéologique (Berri qui fait passer pour autobiographique un film supposant des sévices antisémites qu'il n'a jamais subi). Les personnages fonctionnent à l'instinct, qu'ils alimentent par la drogue, le sexe ou l'ego, sans jamais se remettre en question, à l'image encore de Claude Berri qui vit comme un affront personnel que Maurice Pialat se fiance à sa sœur alors qu'il a lui-même épousé celle de son meilleur ami. Les enfants qui se fréquentaient jadis dans l'école d'un quartier huppé ont grandi ensemble et ont fait de l'industrie du cinéma leur propre terrain de jeu.

La plus grande sidération reste encore de constater que nulle leçon n'est jamais tirée de rien. Filant à cent à l'heure, le récit s'ouvre et se ferme sur des suicides, raconte des amitiés nouées, trahies, renouées, toujours trahies. Celles qui durent ne pourraient pas être autrement qu'intéressées : Rassam est odieux, imprévisible mais loge ses amis dans un hôtel des Champs-Élysées à ses frais. L'espace de quelques séquences, Christophe Donner se laisse aller à un peu d'empathie, chante l'héroïsme abruti et inconscient de ses grands enfants capricieux : témoin, le passage où Berri et Rassam roulent jusqu'à Prague afin de sauver la famille de Milos Forman des griffes de la répression. Un acte altruiste tout-à-fait dépourvu de modestie où l'auteur s'amuse à imaginer que même en route pour la bonne cause, les deux beaux-frères trouvent le moyen de s'acharner l'un sur l'autre. Le reste du temps, c'est un drôle de spectacle, inconfortable, presque révoltant, où papillonne un ballet entier de névrotiques monomaniaques qui sont nés dans l'argent et ont toujours considéré la réussite comme un dû. Même les plus modestes, comme Maurice Pialat, sont passés à la moulinette, tristes gusses obsédés par leur idée de l'Art, confits dans la jalousie et n'espérant qu'une chose, que le mec d'à côté se casse la gueule. A la fin, tout le monde craque, baise et crève, on essaye de racheter la Gaumont avec des tickets resto.

Et la descendance ? Christophe Donner a la pudeur de s'arrêter là, laissant au lecteur faire le trait d'union avec ce qu'il a vu récemment en salles. D'un côté, Thomas Langmann ; de l'autre, Dimitri Rassam. Dans leur critique du livre, les Inrocks rappelaient que Mia Hansen-Love, fille de la Nouvelle Vague qui est ici laminée, dressait il y a quelques années le portrait d'un autre producteur de cinéma suicidé (Humbert Balsan) dont elle taisait l'implication dans le conflit proche-oriental, se concentrant sur les bouleversements qu'une mort pouvait causer dans une famille. "Le Père de mes enfants" est un film sublime, dont le sujet s'étend bien au-delà de la production cinématographique (il en est à peine question, à vrai dire). Tout comme "Nous ne vieillirons pas ensemble" était un chef-d’œuvre produit par une bande de vieux gosses, on ne veut pas connaître l'envers de son décor, dont on peut se faire une idée en lisant ce livre. Ce n'est pas une lecture agréable, on peut même douter de la vérité de certains passages, mais Christophe Donner, en plus d'être érudit sur le sujet, a réussi à capturer de l'authenticité, élargissant le monde du show-business à un cour de récréation où les assassinats remplacent les coups de pied dans le tibia et où on fait l'école buissonnière en se donnant la mort. On a vu plus sympathique, certes.
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le 28 août 2014

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Seb C.

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