Enrico Remmert est un adepte du « creative writing », une discipline émergente consistant à s'éloigner de la forme traditionnelle de la littérature pour privilégier un style original et non référencé. Depuis « Rossenotti », son premier roman, l'auteur italien s'est ainsi distingué par son usage privilégié de la deuxième personne : comme s'il tutoyait son héros, ou que celui-ci se tutoyait lui-même dans une sorte de recul ironique en racontant sa propre histoire. Même à Turin d'où il est originaire, Remmert est assez peu connu, jouissant surtout d'un certain succès d'estime qui va grandissant (son dernier roman sorti chez nous début 2013, « Petit art de la fuite », a contribué à un beau sursaut). Il est parfois difficile de dénicher ses livres en français, peu réédités, non disponibles en support e-book... et ce, malgré leur évidente contemporanéité, leur succès critique, leur excellente traduction (aux commandes, Nathalie Bauer, elle-même romancière, Française expatriée en Calabre et également traductrice d'auteurs italiens prestigieux tels que Paolo Giordano, Giovanni Arpino et Giacomo Sartori) et la quantité de distinctions qu'ils reçoivent. « Rossenotti », premier gros œuvre de Remmert après une série de nouvelles publiées dans des revues locales, est ainsi le lauréat 1997 du prix Chanciano du Meilleur premier roman et du prix Tuscania du Meilleur auteur débutant. Autant dire que pour les amoureux de la littérature latine, c'est une œuvre obligatoire – elle aura notamment même été consacrée « meilleur livre du genre » par de nombreuses revues.

Mais quel genre ? « Rossenotti » signifie « nuits rouges » en italien, c'est aussi le nom du personnage principal, Vittorio Rossenotti, étudiant turinois de vingt-quatre ans et adepte de la vie nocturne devant l'éternel. C'est un garçon plein de doutes, qui pourtant n'hésite pas à foncer à cent à l'heure, enchaînant les picoles, les soirées en boîtes, les plans cul d'un soir, les virées entre amis aux Murazzi (les anciens docks de Turin, sur les rives du Pô, transformés en discothèques) ou à Milan. Le roman est entièrement raconté sur ce mode du tutoiement, accentuant le côté halluciné du récit qui se déroule essentiellement sous l'emprise de l'alcool ou de drogues : c'est comme si Vittorio était son propre spectateur, qu'il se regardait lui-même agir sans avoir tout à fait conscience de ses actes. Remmert nous convie donc à une série de scènes nocturnes dépeintes de ce point de vue, tour à tour orgiaques, désabusées, pleines d'humour ou au contraire d'une terrible noirceur – Vittorio est un toxicomane à peu près repenti qui a vu certains de ses amis disparaître par la drogue. On est dans une peur constante (le héros a la manie de demander, angoissé, à des inconnus : « Qu'est-ce qui vous garde en vie ? ») mais aussi dans une logique d'ouverture totale, une atmosphère dépravée mais très amicale où on n'hésite pas à aller vers l'autre, pour allumer les filles ou pour disserter sur la vie. Remmert enfile les dialogues très longs, au style direct, dans un phrasé très « parlé » mais élégant. Entre deux bavardages sous l'emprise de l'alcool à la fois cocasses et sinistres, Remmert écrit une scène de cul, assez crue, dans une drôle de poésie amplifiée par l'usage de la deuxième personne. Puis, de nouveau, retour à l'alcool,on passe sans prévenir d'une biture dans la chambre à l'entreprise délicate d'égoutter des pâtes avec une raquette de tennis, on se fait tirer en luge par un pick-up en plein centre-ville puis on retourne se poser, niquer des filles plus ou moins défoncées dont certaines finiront par mourir. Un chaos total, nihiliste, mais en même temps profondément épicurien que ce soit dans la description des scènes de nuit ou de sexe, tournées vers une exagération constante et une vraie poésie.

Des passages les plus crus et les plus émouvants du livre, on notera cette façon permanente qu'a Vittorio de se laisser entraîner dans des plans sordides, son rejet de son amoureuse héroïnomane par une lettre grinçante et si vraie, une partie de jambes en l'air avec deux lesbiennes se consumant l'une pour l'autre ou même le changement d'un pot d'échappement chez un garagiste gouailleur. Le rythme est marathonien, il n'est pas rare pour Remmert de passer du coq à l'âne sans prévenir, comme pour traduire le noir après une soirée trop arrosée. On est dans l'instantané, sans doute un peu trop, puisqu'il sera au final difficile de s'attacher à des personnages qu'on ne voit qu'à travers le prisme de l'alcool ou du sexe, et dont le train de vie assez aisé a tendance à transformer en « fils à papa » - Remmert, à sa décharge, n'en prend pas particulièrement la défense, se contentant de dépeindre l'atmosphère des scènes. Le seul personnage fouillé est Vittorio, qu'on ne saisit pourtant que par bribes, l'auteur en faisant une sorte d'incarnation de cette vie nocturne, d'une certaine jeunesse sans repère mais bourrée d'envie. « Rossenotti » a beau être définitivement original dans sa forme (s'autorisant même quelques audaces plutôt payantes, comme représenter la pluie qui tombe par une série de slashs), il évoque Easton Ellis et Roth, en plus latin, en plus doux. Si c'était un film, il serait sans doute réalisé par Harmony Korine : le livre n'est en effet pas sans évoquer un « Spring Breakers » masculin et avec quinze ans d'avance. C'est un bouquin qu'on vit comme une expérience, en compagnie de personnages qui resteront finalement des inconnus pour la plupart des lecteurs. Mais même cela, Remmert, qui soutiendra dans ses romans suivants la délicieuse absurdité de la vie, le sait bien quand il écrit : « Tu crois que l'observation de leurs histoires pourra te suggérer un détail sur le fonctionnement de tout le processus, exactement comme lorsqu'on tente d'appréhender les règles d'un jeu inconnu en observant les actions des joueurs. C'est un peu pour cette raison que nous lisons des livres et que nous nous passionnons pour des histoires qui nous sont si étrangères. Car nous y cherchons une explication à notre vie, une phrase lumineuse, une goutte de vérité qui se dissoudra dans nos veines, coulera en nous et nous transformera. Pour nous apercevoir ensuite qu'il n'y a pas non plus de solutions et de réponses dans les livres. Et peut-être n'y en a-t-il nulle part. »
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le 18 août 2013

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Seb C.

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