Entre 1944 et 1959, les amants Albert Camus et Maria Casarès se sont échangé des milliers de lettres toutes plus somptueuses et absolues les unes que les autres. Leurs missives - dont parfois l'acheminement était complexe, ce qui ne faisait qu'amplifier leurs sentiments - n'étaient que feu d'artifice intellectuel, sous-entendus sensuels d'une élégance sans pareille, brillance philosophique et Everest sentimental. Le tout servi par deux - je dis bien deux - plumes absolument grandioses.
Au XXIème siècle, Herbert et Coline, les personnages du dernier roman de Philippe Annocque s'ajoutent sur Facebook, au gré d'un hasard numérique sans motivation initiale. Un échange sur le tchat Messenger (puis par sms et mail) s'amorce, sans que l'on comprenne ce qui les pousse l'un vers l'autre. Lui est un écrivain prof, elle est prof. Elle le trouve attirant et au bout de trois jours d'échange d'une banalité à pleurer, elle lui envoie une photo de son entrejambe.
Je pourrais m'arrêter là, ou presque.
Ce livre, c'est un peu comme si Houellebecq s'était attaqué au thème des relations virtuelles : il en aurait dépeint la triste crudité, la médiocrité sensuelle, l'indigence émotionnelle. Mais Philippe Annocque va même plus loin. Il excelle dans la peinture du flirt sentimental nullissime, pathétique. Les e-amants sont portés par l'ivresse illusoire de l'instantanéité, qui les pousse entre deux échanges de photos de leur anatomie en gros plan ou de phrases cul-cul sur leurs pseudo- sentiments, à se parler de tout et de rien.
Enfin, surtout de rien.
Seule la nuit tombe dans ses bras (titre qui m'avait laissé espérer un romance littéraire à la poésie sensuelle - ô cruelle méprise !) est un livre brillant sur la vacuité de (certains) flirts virtuels. En même temps, quand un mec random rencontre une fille random, on peut difficilement s'attendre à des éclairs de génie.
Philippe Annocque est talentueux car il rend compte avec minutie des conversations pathétiques entre ses personnages. Elle lui écrit qu'elle va se doucher, bisous, et lui va corriger ses copies. Passionnant, non ? Puis, la relation virtuelle s'étiole entre deux tristes e-coïts numériques et trois textos lénifiants. Ils ont chacun leur vie de leur côté alors que faire de tout cela ? De ce grand rien nullissime où rien n'est flamboyant, où tout est cliché, convenu...
J'ai été particulièrement excédée par certains passages que j'ai trouvés très bien vus - malheureusement - dans leur bêtise et leur pathétisme. Les smileys ont achevé de m'achever.
Je sors de Casarès écrivant à Camus quatre murs et toi, voilà mon royaume, et je débarque dans le tchat Facebook de deux individus sans relief ni inspiration, capable de s'écrire je t'♡.. J'en pleurerais, vraiment.
Ce roman au style volontairement pauvre - du moins, je l'espère - redondant, qui tourne en rond et répète, dit quelque chose de l'état de certains échanges virtuels. Comme le digital délite tout. Comme l'absence de barrière dans la communication, la possibilité de contacter qui qui ce soit en permanence, en temps réel, pulvérise finalement la solidité des liens sentimentaux. Détruit l'intensité, réduit l'émotion, ternit la qualité des mots, engendre lassitude, amertume. Long et douloureux dévoiement des mouvements du coeur...
En écrivant "j'ai vraiment des choses à te dire", il avait le sentiment d'avoir plein de choses à lui dire. En relisant "j'ai vraiment des choses à te dire", il se demandait s'il aurait vraiment tant de choses à lui dire."
Ce roman trouve ici un bon résumé : deux personnes qui n'ont rien à faire ensemble, ne se connaissent ni d'Ève ni d'Adam, qui n'ont rien d'intéressant à exprimer, qui ne savent même pas ce qu'ils se trouvent vraiment l'un l'autre, se parlent et ratiocinent sur leurs pauvres illusions sentimentales et sexuelles sur 144 pages.
En refermant ce livre, je me sens à la fois amère et exaspérée : comment notre société a-t-elle pu tomber aussi bas ? Comment l'expression sentimentale a-t-elle pu être à ce point vidée de son sens ? Comment peut-on être aussi nul en correspondance, aussi peu inspiré ?
Elle a rajouté un smiley souriant. Il a répondu par le même.
Formidable. Alors, parfois, une fulgurance, une lucidité de la part du personnage masculin :
Il a toujours trouvé l'amour niais. Non, plutôt il a toujours trouvé que l'amour ne pouvait s'exprimer que dans la niaiserie.
Il n'y avait pas de mots pour dire ce qu'il y avait entre eux. Il n'y avait pas de mots pour dire ce qui n'existait que par les mots.
Peut-être - sûrement ! - par manque de vocabulaire, de culture, d'imagination, de singularité ? Ah, comme ce "couple" est triste, comme est pauvre leur "relation" !
En bref, Philippe Annocque a écrit un livre d'une brillante niaiserie sur le vide sentimental, sexuel et intellectuel des échanges virtuels.
Roland Barthes doit se retourner dans sa tombe.
Qu'on nous rende Camus et Casarès !