En refermant Splash de Sheila Kohler peut venir en tête la même question qu'à la lecture des Hauts de Hurlevent, comment une telle cruauté et un tel barbarisme peuvent-ils naître de jeunes filles éduquées et innocentes ?
En Afrique du Sud, pendant l'apartheid, des chemins sableux traversent le veld jusqu'à la rivière et les tombes, de routes poussiéreuses blanches et sèches mènent au pensionnat de jeunes filles dont l'une d'elle raconte l'histoire tragique. Dès les premières pages la tension dramatique du récit se ressent, « quelque chose » s'est passé. Tout ce blanc, le ciel, les cierges, les iris, la peau de la jeune fille étendue, tout ce blanc se fait brume obscure et menaçante.
Que de fleurs, que de verts ensuite, quelle richesse végétale, frangipaniers, jacarandas, bibaciers, pergola couverte de glycines, chèvrefeuille, jasmins, tritomas rouges, eucalyptus bleus, dahlias sombres... Douze jeunes filles vivaient sereinement et avec bonheur dans cette école, tenues par des demoiselles vieilles filles, dont la merveilleuse et adulée Mlle G, la professeure de natation. Des dizaines d'années plus tard, éprouvées par la vie, elles s'y retrouvent et le souvenir de la treizième resurgit.
La treizième, c'était Fiamma, la princesse italienne « au visage à l'ovale parfait ». A l'époque sa venue a tout bouleversé, surtout chez la divine et adorée Mlle G. Tout a changé alors, Mlle G. s'est détournée de ses douze jeunes enfants qui l'admiraient et à qui elle enseignait un art de vivre, subversif et inattendu dans un institut religieux. Dans la piscine, Fiamma la naïade a chaviré le cœur de Mlle G. Plus tard les iris blanc seront disposés sur une tombe fraîchement creusée.
Comme l'a révélé Sheila Kohler sur son site internet http://www.sheilakohler.com/ , la mort violente de sa sœur trente ans plus tôt a suscité son besoin d'explorer en fiction le thème de la « violence au sein de relations intimes et en particulier l'abus de pouvoir et de privilège. » Le personnage de Sheila Kohler dans le roman ne serait pas l'auteur elle-même, Splash ne serait pas autobiographique ; nommer ainsi un des personnages rendrait trouble la limite fiction – non fiction.
Mlle G. était notre idole. Quand on a une idole, on voit les choses plus clairement : la masse dense des ombres, la transparence des feuilles de chêne au soleil, le rose tendre des pétales de magnolia sur les feuilles cirées. (...)
« Ce qui compte, pour bien nager, comme pour le reste, c'est le désir. » Ses yeux noirs étincelaient mystérieusement. Elle a dit que tout était possible, quand on le désirait très fort. Sa façon de dire désir nous a plu, nous avons échangé des regards, des grimaces, des sourires.
Elle a dit que nous pouvions, que nous devions transgresser les règles absurdes qui gouvernaient nos jeunes vies, et fuir les conventions.
« Faites ce que vous voulez. Le monde est à vous si vous le prenez. Il n'est rien impossible, mesdemoiselles. Vivez pleinement. Vous voulez être libres, échapper à vos corps souffrants ? Il suffit de le désirer. »
Elle nous dit d'user de notre imagination, de nous concentrer, de ne penser à rien d'autre pour gagner. « Tout joue dans une compétition. » Elle nous a conseillé de nous maintenir en bonne forme physique, de manger des fruits et des légumes, du pain complet, de rester minces toute notre vie. Elle nous a dit de nager matin et soir, constamment.
« C'est la discipline et non le talent qui compte. »
Notre force tiendrait uniquement à notre soif d'apprendre ce qu'elle avait à nous enseigner.
« Ne laissez pas les hommes dégrader vos corps, assujettir vos esprits. Soyez comme eux. » (…)
« Vous pouvez rester belles et fortes jusqu'à votre mort. Visez haut. » (p.60)
Musique
Summer wine ~ Lana Del Rey. In vino veritas. Vient le vin et sort le secret dans la chaleur de l'été.
Der Hölle Rache, Die Zauberflöte – Mozart ~ Mimi Coertse
Ndodemnyama(Beware, Verwoerd!.) ~ Miriam Makeba
Liszt. Totentanz - Martha Argerich , quelle violence. C'est la Danse Macabre, le jour de Colère.
Peinture
Les jeunes filles se baignant de Degas ; l'éducation spartiate, de Degas encore.
« Mademoiselle G. était envoûtée quand Fiamma ouvrait une fenêtre ou une porte, apparaissait dans la lumière et semblait aussitôt s'approprier les lieux par son arrogance, son regard hautain. Elle était ensorcelée par sa façon d'être elle-même en toute occasion – insouciante, intrépide, élégante. » (p.142)
Fiamma, tu es la plus belle, la plus gracieuse, comment ne pas t'aimer, t'adorer, brûler de passion pour toi ?
Louise Breslau (artiste allemande, 1856-1927) Deux Jeunes filles Assises sur une Banquette.
« L'ovale de son visage, la courbe douce et délicieuse de ses joues nous fascinèrent. Elles nous rappelait les tableaux de la Renaissance italienne que nous avions vus en cours. C'était l'ovale tendre des madones florentines ou de la très jeune mère qui porte son enfant dans ses bras. » (p.71)
Gracieuse et éternelle Fiamma, comme les nymphes et la Vénus de Botticelli.
Deux nymphes s’enlaçant, peintes par Berthe Morisot en 1892. L'une d'elles ne semble-t-elle pas inquiète ?
Juste un couple de jeunes femmes, selon Harry Wilson Watrous.
On imagine la Sainte Agnès de Keats en extase.
Le dimanche matin, sur les bancs de l'église, Fiamma s'évanouit, mademoiselle G. la secourt, lui fait baisser la tête, puis la relève, son visage livide mollement abandonné sur son épaule.
Jeremy Mann, Lacrymosa.
Et enfin, l'enfer de Dante illustré par Botticelli.. Ce triangle, ce triangle inversé n'est-il pas diaboliquement féminin ?
Littérature
• En quelque soir, par exemple que se trouve le touriste naïf, retiré de nos horreurs économiques, la main d'un maître anime le clavecin des prés ; on joue aux cartes au fond de l'étang, miroir évocateur des reines et des mignonnes, on a les saintes, les voiles, et les fils d'harmonie, et les chromatismes légendaires, sur le couchant.
Il frissonne au passage des chasses et des hordes. La comédie goutte sur les tréteaux de gazon. Et l'embarras des pauvres et des faibles sur ces plans stupides ! À sa vision esclave, - l'Allemagne s'échafaude vers des lunes ; les déserts tartares s'éclairent - les révoltes anciennes grouillent dans le centre du Céleste Empire ; par les escaliers et les fauteuils de rois - un petit monde blême et Plat, Afrique et Occidents, va s'édifier. Puis un ballet de mers et de nuits connues une chimie sans valeur, et des mélodies impossibles. ~ Rimbaud, Soir Historique.
• « Her rich attire creeps rustling to her knees :
Half-hidden, like a mermaid in sea-weed,
Pensive awhile she dreams awake, and sees,
In fancy, fair St. Agnes in her bed,
But dares not look behind, or all the charms is fled » ~ J. Keats
• Ô dame de vertu, par qui l'espèce humaine
Sur les êtres créés s'élève en souveraine
Dans le ciel de la lune aux cercles plus petits !
Si doux est d'obéir lorsque ta voix commande,
Qu'on se trouve en retard, même avant la demande !
Va, tu n'as plus besoin de m'ouvrir tes désirs.
Mais dis-moi seulement comment tu peux sans crainte
descendre jusqu'ici dans cette basse enceinte
De ce Ciel où déjà remontent tes soupirs?
~ Dante, L'Enfer (traduite par Louis Ratisbonne)