Du fond de son trou, il creuse sans cesse, exhumant de sa mémoire des bribes de souvenirs à mesure qu’il s’enfonce dans les strates d’un monde mort. Depuis combien de temps est-il condamné à cette peine. Une heure ? Une journée ? Une année ? Un siècle ? Un millénaire ? Il ne le sait pas, la notion de durée n’ayant plus de sens. Peut-être tente-t-il de percer la croûte du sol depuis des éons, enlevant vainement des pelletées d’un sable poussiéreux et fuyant.
Jadis, il avait un nom, une vie. Il les a oubliés, ne se rappelant plus rien de ses origines. Son destin le condamne désormais à revenir sans répit, sur une terre marquée par la douleur de la guerre.
« Est vivant celui qui se bat, seuls les morts savent la paix. »
À l’instar de Sisyphe, me voici en train d’exhumer Trois oboles pour Charon d’une pile à lire qui ne semble pas diminuer d’un iota. Un châtiment bien doux comparé à celui subi par le héros de la mythologie grecque.
D’une plume puissante et dans une langue très travaillée, Franck Ferric revisite le mythe avec talent, lui conférant une véritable dimension dramatique. De Sisyphe, ma mémoire a surtout retenu qu’il s’agissait d’un coquin, d’un individu guère recommandable qui dans son hubris a cru pouvoir défier les dieux eux-mêmes, leur extorquant l’immortalité. Un exploit dont il n’a pas pu profiter bien longtemps, les dieux ayant la rancune tenace et la vengeance terrible.
En son temps, Albert Camus a fait de Sisyphe un héros absurde trouvant son bonheur dans l’accomplissement de la tâche qu’il entreprend. Nul bonheur dans l’interprétation de Franck Ferric. Sur un ton assez proche de celui de Roger Zelazny, l’auteur français convoque le ban et l’arrière ban des mythes et de l’Histoire, accouchant d’un récit de fantasy âpre et envoûtant.
Dans Trois oboles pour Charon, l’existence du personnage de la mythologie grecque se trouve toute entière réduite à un cycle éternel de renaissance et de souffrance. Maudit des dieux, Sisyphe est privé du repos des morts, condamné à endurer dans sa chair le fléau d’une guerre sans fin. Pour son malheur, il ne semble revenir à la vie qu’au cœur des pires batailles et tueries dont l’Histoire s’est fait la comptable.
En sa compagnie, on arpente les champs de morts du Teutobourg où Varus a jadis perdu les chères légions d’Auguste. On traverse également un Saint Empire ravagé par la Guerre de Trente ans. Et on attend l’assaut de l’armée franque, entouré des vestiges du peuple saxon sommé de périr ou d’abjurer ses croyances païennes. De cet éternel retour calqué sur le déroulé historique, Franck Ferric tire des tableaux saisissants, reconstituant quelques uns des épisodes les plus violents de l’Histoire de l’humanité. Il brosse ainsi un portrait très noir de la nature humaine, n’occultant rien de ses méfaits passés et futurs…
Privé de toute possibilité de rédemption, Sisyphe est ainsi balloté d’une époque à l’autre, d’un conflit à un autre, irrémédiablement déraciné, incapable de partager son expérience funeste, si ce n’est avec Charon, le fidèle serviteur des dieux, exécuteur testamentaire (si l’on peut dire) de leurs basses œuvres et victime indirecte de leur malédiction. En compagnie du noir nocher, Sisyphe parcourt le temps historique, assistant à la disparition des croyances antiques, puis à l’érosion de la religion devant les progrès de la science et de la raison. Jusqu’à demeurer le dernier sur une Terre désertée par tous les hommes, où seuls les mythes perdurent, ravalés à la condition de coquilles vides. Des songes creux privés de fidèles pour les incarner, mais pas de victimes pour en assumer les conséquences. C’est là, l’ultime vengeance des dieux.
D’aucuns trouveront peut-être le parcours de Sisyphe un tantinet répétitif, mais après tout, n’est-ce pas la conséquence de sa malédiction ? Personnellement, je ne peux que louer Franck Ferric pour avoir tenu toutes les promesses esquissées par un récit dont le style visuel et viscéral m’a emmené loin, très loin.
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