Bon, évidemment, cette critique fera très mélodramatique. Ce bouquin, je l'ai découvert quand je venais de finir Harry Potter, en CM2, y a donc un paquet d'années déjà. A l'époque, j'avais adoré l'ambiance victorienne (faut dire que j'avais lu déjà Vingt Milles Lieues Sous les Mers, donc le Steampunk...) le récit, les concepts, son récit épique avec la plus grande guerre des mondes jamais couchée sur le papier, et aussi et surtout le message politique derrière, contre l'extrémisme religieux. Alors oui, symboliquement, Lyra et Will tuent Dieu, mais le but du bouquin n'était pas de mesurer ses propos, mais on sait qu'il laisse les croyants libres de leurs croyances : la lutte d'Asriel n'est pas contre un dogme, mais pour une libre-pensée, que celle-ci soit athéiste ou religieuse. Asriel ne fait que se défendre contre les attaques des extrémistes. Autre fait approuvant cette tolérence des croyants : les Erudits croient en l'Autorité, et pourtant sont traités comme des hommes bons.
Enfin, là, j'extrapole, je ne l'avais pas encore compris ce message à 10 ans. A cet âge, je pensais que les Daemons et les Ours en Armure étaient de loin les meilleures idées de fantasy que l'homme n'avait plus eues depuis un certain temps, sans parler des Mulefas, des Tualapis. Bref, un imaginaire parfait au service de moult et moult messages.
Lors de ma dernière relecture, datant de cet été, je pense avoir compris ce qui me faisait défaut jusqu'ici, et je pense avoir définitivement compris ce livre.
Premièrement, ses multiples réécritures de la Genèse. Pas besoin de vous le rappeler, Adam et Eve. Pullman réécrit à plusieurs reprises la scène de la Tentation, et en comptant, il le fait 3 fois, soit 1 fois par tome. Tome 1, dans le monde de Lyra, pour montrer comment cet épisode de la Bible est perçu par les croyants, mais dans un univers parallèle, pour l'adapter avec l'histoire des daemons qui cessent de changer de forme, et nous faire comprendre implicitement l'évolution vers l'adolescence et la maturité. Evidemment, il critique déjà la position de l'Eglise, telle qu'elle a pu être, dans son infantilisation de ses fidèles. La seconde...c'est Lyra elle-même qui est Eve, alors je ne peux pas commenter, le bouquin explicite tout ! Et la troisième, dans le monde des Mulefas, où la tentation est cette fois perçue comme ce qui a sauvé une race. Là, le discours est définitivement anti-religieux, je vous l'accorde, où l'Eglise cherche à nous faire culpabiliser d'y succomber, alors que finalement, sans tentation...pas d'espèce humaine.
Deuxièmement, ses références philosophiques. La scène de la Caverne, l'ordinateur du Docteur Mary Malone, résume à elle-seule la Tour des Anges : nous n'avons pas conscience de la réalité qui nous entoure, mais sa découverte est une chose si belle que nous ne devrions jamais nous en détourner. La réalité c'est quoi ? La Poussière, les Mondes parallèles, la Connaissance...la Tentation donc ? Est-ce pour cela que Mary est le serpent du Miroir d'Ambre ? Parce qu'elle a la connaissance et peut donc susciter l'intérêt des 2 jeunes adolescents ? Le véritable objectif du bouquin n'est pas de faire la guerre à Dieu, mais il est la quête de connaissance, tant de soit que du (ou des) monde(s) qui nous entoure(nt). Preuve en est, le récit s'achève après que Lyra et Will aient cédé symboliquement à la Tentation, et qu'ils aient tout appris sur leurs mondes respectifs et ce qu'ils avaient à faire pour les rendre meilleurs.
Et enfin, j'ai repéré nombre autres éclats de génie dans ce livre, mais le plus monstrueux à mon sens est qu'en plus de tout cela, Pullman se permet d'incorporer à son récit déjà très dense de philosophies et de récits une modernisation du mythe d'Orphée, qui est passée comme une lettre à la poste car, en cherchant, je n'ai jamais vu personne en parler sur internet, alors que c'était pourtant relativement criard. Orphée, pour ceux qui ne sont pas familiers à la surexploitation du mythe dans l'histoire de l'Opéra, c'est un héros grec qui charme tout le monde par son chant, allant jusqu'à charmer les animaux. Mais un jour, sa femme se fait mordre par un serpent et meurt. Il doit donc convaincre les dieux de le laisser entrer aux Enfers, et doit traverser le Styx avec l'accord de Caron, le passeur, puis séduire Hadès, et le convaincre de le laisser ramener sa belle Eurydice dans le monde des vivants. Cette requête lui est accordée, à la condition qu'il ne la regarde pas une fois lors du chemin du retour, ce qu'il fit hélas, scellant la mort définitive de son épouse.
"Et Lyra dans tout ça ?" me diriez-vous. Et pourtant, le rapport est évident : Lyra charme (ou berne...mais symboliquement, en bernant, elle charme. Ses mensonges charment son auditoire) son entourage, incluant des animaux (Iorek, avec qui elle est sincère, et Iofur, qu'elle berne...mais dans son rapport à lui, le charme pour mieux l'abattre). Hélas, un jour, son meilleur ami (Roger) meurt, tué par Asriel (le serpent..il symbolise la soif de connaissance, de tentation...c'est un serpent au sens biblique de la Genèse, au même titre que Mary). Elle décide alors d'aller au pays des morts, afin de le sauver de la terreur des Enfers. Elle convainc les dieux (Les Gallivespiens, Will, qui peut ouvrir des portes entre les mondes...un pouvoir quasi divin) de l'y laisser entrer. Une fois là-bas, elle se trouve face à un passeur sur fleuve, qui refuse en un premier temps de la laisser passer (Caron aussi ne voulait pas laisser Orphée passer). Enfin, elle parvient à entrer au pays des morts, gardé par les Harpies (équivalent de Hadès/Pluton et Proserpine, sa femme). Elle tente de les séduire une fois en les bernant, ce qui échoue, puis réussit en leur racontant la vérité (Orphée a dû insister pour obtenir le droit de sauver Eurydice). Les Harpies la guident donc dans un dédale de tunnel pour sauver non plus un seul mort, mais les morts, et les ramener dans le monde des vivants grâce au poignard subtil de Will, sous la forme d'atomes. Et pour pousser le parallèle jusqu'au bout, dans son voyage vers le monde des vivants, une monstruosité (la bombe) tente de la détruire (Orphée s'était retourné à cause des démons qui planaient autour de lui et Eurydice). Or, il me semble même qu'elle ne se retourne pas une fois dans son voyage (ceci est une supposition, j'ai un doute) ce qui, symboliquement, montre qu'elle a réussi là où Orphée a échoué, et que c'est pour cela qu'elle libérera tous les morts.
Oui, c'est dense, je suis d'accord, mais il fallait que je le dise, car ce bouquin est apprécié et reconnu, mais pas tout à fait compris. On pourrait faire encore beaucoup de parallèles, notamment sur la symbolique des daemons, comme à Bolvangar, où toucher le daemon d'un autre sans consentement est assimilé à un viol, et donc la scène où Lyra et Will touchent le daemon de l'autre peut être interpréter comme une relation sexuelle, ou bien encore que la trilogie est écrite entièrement pour répondre à Narnia, avec son héroïne enfant qui découvre des mondes parallèles en se cachant dans une armoire ; Narnia qui est pro-religion, à l'inverse de la Croisée des Mondes, comme par hasard, mais je voulais revenir sur ces 3 points essentiels qui montrent que cette trilogie tient du génie. Oui, il y a des petits défauts, comme les personnages adultes qui changent de daemons au cours des premiers chapitres. Mais pour ma part, je passe outre, car ce ne sont que des détails au sein d'une oeuvre mûrement réfléchie, et qui passe un message de paix des hommes avec eux-mêmes. Contrairement à ce que les américains ont estimé légitime pour boycotter le livre et son film, ce livre n'est pas contre la religion, il est contre ses extrémismes, et de nos jours, ce messages résonne à nouveau de davantage de réalité et d'actualité. Il veut la paix entre les hommes, et la scène du prêtre russe le prouve bien : il est chaleureux et amical, malgré son côté un peu insistant (et le fait qu'il n'aime pas les sorcière) il n'est pas fondamentalement mauvais, contrairement aux fanatiques tel que McPhail ou le père Gomez. Il veut rappeler les dangers du fanatisme, mais laisse chaque homme et chaque femme libre de ses croyances, du moment qu'il sait laisser son prochain libre des siennes. C'est très optimiste comme livre, en vérité. Et pourtant, malgré son optimisme, il nous livre la fin la plus amère d'un livre jeunesse. N'est-ce donc pas du génie ?