À la ligne
8.1
À la ligne

livre de Joseph Ponthus (2019)

Si nous avions besoin d'une preuve que la littérature et l'amour sont seuls à même de sauver l'homme de ses drames, Joseph Ponthus nous en offre ici une merveilleuse.


Voilà un roman inclassable, qui pulvérise les catégories, est à la fois manuel de guerrier samouraï, leçon de stoïcisme, hommage aux aimés, récit d'apprentissage et virulent pamphlet politique. Je sors retournée et en larmes de ces 263 pages cruelles, courageuses, tendres et pudiques.


Joseph nous raconte son quotidien d'intérimaire en Bretagne, dans une conserverie de poissons puis dans un abattoir. Assurément, celui qui lira ce livre n'aura plus que honte et dégoût à promener son caddie aux abords des rayons boucherie des supermarchés. Parce qu'il ne peut plus ignorer à la fois l'horreur qu'ils impliquent et l'esclavagisme forcené qu'ils entretiennent. Qui font de l'homme un outil.


Des journées machinales comme seule l'usine sait en produire.


Joseph nous dit les mornes semaines harassantes, les pleurs d'épuisement, les demi-journées grignotées sur le week-end pour gagner 50€, le dégoût de ces tonnes de carcasses
pour qui
pourquoi
L'abnégation dont il faut faire preuve pour accepter d'y retourner, pour se lever et aller au turbin, au charbon, au casse-pipe. Car les risques vitaux sont bien réels : Joseph a d'ailleurs failli y laisser un pied, suite à la chute d'un animal mort.


Avec sa dédicace liminaire, l'auteur place son propos sous la double égide de l'amour - Krystel, sa mère - et de la fraternité - les prolétaires. Dans sa manière de décrire la réification des individus, qui ne sont qu'une force de travail debout pour faire marcher un capitalisme débridé, dévoyé, sans le moindre état d'âme pour ceux qu'il exploite ad nauseam, Joseph Ponthus nous invite à repenser le monde. Et n'est-ce pas là la vocation de la littérature ?


Alors, qu'est-ce qui fait tenir Joseph et ses compagnons d'infortune de 5h du matin, tous ceux soumis à ce
temps qui passe
qui ne passe pas.


Ce sont ses lectures et quelques chansons. Ce sont des vers d'Apollinaire, du Dumas, des chansons de Trénet.  Le superbe et si singulier choix des vers libres concourt à apporter à A la ligne une grande musicalité, un rythme aérien qui est comme un oxygène narratif dans l'air saturé de sang et de mort. Dans ce livre, le lecteur assiste en fait à un combat sourd et violent entre Eros et Thanatos, c'est une épique odyssée que cette plongée dans ces abattoirs.


L'homme y doit lutter avec ses propres armes (l'amour des siens et celui des belles lettres) pour contrer les ténèbres qui l'entourent, espérer faire gagner la lumière.


Je me souviens que Joseph Ponthus avait parlé de sa lecture des Lettres à Lucilius de Sénèque, et l'on retrouve le stoïcisme à chaque page de ce livre extraordinaire. Être un promontoire contre lequel se brisent les vagues. Demeurer un homme de bien, même par gros temps. Se tenir droit, accepter, ne pas regimber face aux difficultés, roseau qui courbe l'échine en silence et continue, persévère. Penser à l'empereur Hadrien, à Marc-Aurèle. A René Char aussi qui disait :
Oppose à la fatalité la résistance à la fatalité.


Et puis, il y a la camaraderie et il y a le rire. Aller à Pôle emploi avec En attendant Godot en poche n'est-il pas le plus brillant pied de nez qu'on puisse faire à l'administration ? C'est le genre de truc que fait Joseph. Il fait aussi des jeux de mots (road tripes
les onglets ont débarqué), imagine, repeint le réel à grands coups de mots pour passer le temps et tenter la légèreté dans un monde si grave où l'on perd sa vie à la gagner. Cela me rappelle une phrase de Stendhal qui écrivait : Il faut ou en finir avec de l'acide prussique, ou prendre les choses gaiement. Nous savons que les joyeux guérissent toujours - Joseph le prouve ici. Rien n'est acquis à l'homme, ni sa force ni sa faiblesse, mais guidé par l'amour et fort de son pécule intellectuel alors, le voilà prêt à essuyer toutes les tempêtes.


J'ai également pensé au Joueur d'échecs de Zweig pour ce besoin d'émancipation psychique, ces barreaux qui s'ouvrent par la seule force du jeu et de l'évasion créative. En fait, ce livre nous explique que la seule prison de l'homme est en lui-même, et qu'il lui est donné de s'en libérer par la culture, seule capable de le hisser au-delà des turpitudes de sa condition douloureuse.


Tu m'as donné de la boue et j'en ai fait de l'or. Ainsi de ce livre qui construit son édifice à base de crevettes et de boyasses, et en fait un chef d'oeuvre, à ranger immédiatement du côté des classiques, par sa vibrante actualité en même temps que pour ce qu'il dit d'éternel du coeur de l'homme. Il y a du Zola dans Ponthus dans sa précision descriptive chirurgicale, dans le propos politique au vitriol, dans cet oeil qui se place au ras de l'homme et des absurdités de son époque.


Le plus fort dans tout ça, c'est que l'auteur a retiré grandeur de cette expérience. Il écrit l'usine est un divan. Aussi paradoxal que cela puisse paraître, la difficulté immense aguerrit, renforce, fait grandir. Comme le dit Rilke, de défaite en défaite il grandissait. Ponthus exprime cette vertu de l'usine de l'avoir aidé à chasser ses démons, de l'avoir étrangement apaisé - et aussi, d'avoir fait de lui un écrivain. Avec ce livre, il apprend à son âme à marcher pieds nus, exorcise, bâtit et rend hommage à tous ceux qui l'aident à vivre..
What else ?


Julien Gracq aurait aimé ce livre au souffle musical, empli d'une bienveillance et d'une tendresse folles et qui fait la part belle à Apollinaire qu'il chérissait tant. Les lettres qu'adresse l'auteur à sa mère m'ont fait tant pleurer...


Que dire d'autre de ce livre désormais inoubliable, de cette voix qui nous émeut tant, de cette bouleversante naissance d'écrivain ?


Qu'il faut le lire et y penser et en parler et le garder près de soi pour se souvenir ce que sont le courage, la dignité, la force et l'humilité.


Tout simplement miraculeux.


Tout va bien
J'ai du travail
Je travaille dur
Mais ce n'est rien
Nous sommes debout.

BrunePlatine
10
Écrit par

Cet utilisateur l'a également mis dans ses coups de cœur et l'a ajouté à ses listes Présentement sur mes étagères, J'ai pleuré en les lisant, Les meilleures autobiographies et Éblouissements littéraires [2019]

Créée

le 13 avr. 2019

Critique lue 3.1K fois

30 j'aime

8 commentaires

Critique lue 3.1K fois

30
8

D'autres avis sur À la ligne

À la ligne
Sophie_G
9

Critique de À la ligne par Sophie_G

Qui n'a jamais travaillé sur une chaîne à l'usine, devrait lire ce livre. Joseph Ponthus rythme sa description du travail au même rythme que la ligne de l'usine. A la ligne. Et on suit le rythme,...

le 30 janv. 2019

11 j'aime

1

À la ligne
SimplySmackkk
9

Des vers à la chaîne

Joseph Pontus a quitté son travail d’éducateur spécialisé et sa ville pour rejoindre sa femme en Bretagne. Mais l’amour remplit mal les casseroles.Il faut travailler. L’argent doit rentrer dans le...

le 8 sept. 2022

8 j'aime

5

À la ligne
lireaulit
8

Critique de À la ligne par lireaulit

Ce que Joseph Ponthus nous dit tient en quelques vers : le monde de l'usine, on ne l'imagine pas, il faut l'avoir vécu pour le comprendre « L'odeur/ Le froid/ Le transport de charges...

le 18 févr. 2019

4 j'aime

4

Du même critique

Enter the Void
BrunePlatine
9

Ashes to ashes

Voilà un film qui divise, auquel vous avez mis entre 1 et 10. On ne peut pas faire plus extrême ! Rien de plus normal, il constitue une proposition de cinéma très singulière à laquelle on peut...

le 5 déc. 2015

80 j'aime

11

Mad Max - Fury Road
BrunePlatine
10

Hot wheels

Des mois que j'attends ça, que j'attends cette énorme claque dont j'avais pressenti la force dès début mai, dès que j'avais entraperçu un bout du trailer sur Youtube, j'avais bien vu que ce film...

le 17 déc. 2015

77 j'aime

25

Soumission
BrunePlatine
8

Islamophobe ? Vraiment ? L'avez-vous lu ?

A entendre les différentes critiques - de Manuel Valls à Ali Baddou - concernant le dernier Houellebecq, on s'attend à lire un brûlot fasciste, commis à la solde du Front national. Après avoir...

le 23 janv. 2015

71 j'aime

27