La curiosité attisée par plusieurs chroniques très enthousiastes de ce petit bouquin édité chez Dystopia ainsi que par la magnifique couverture commise par Stéphane Perger, je me suis enfin mise à sa lecture. Il faut bien avouer que je ne le regrette pas du tout, mais alors pas du tout.
Le livre commence par une préface de Mélanie Fazi, traductrice du recueil et envoutée depuis l'adolescence par les "fantômes" de Lisa Tuttle. Pour ceux qui sont du genre à passer les préfaces, lisez celle-là. On voit bien que pour Mélanie Fazi ce recueil est plus qu'une sélection de textes et leur traduction ; c'est un travail qui implique de l'émotionnel, des souvenirs et une envie de partager son plaisir de lecture avec nous. On est déjà touché par le souffle des fantômes avant d'avoir entamé la première nouvelle.
Dans la préface, Mélanie Fazi parle des premières phrases de Lisa Tuttle qui "happent" le lecteur. Et le recueil de commencer avec cette phrase, pour la nouvelle Rêves Captifs :
"Il m'est arrivé quelque chose d'affreux quand j'étais petite."
Le ton est donné. Je pourrais presque m'arrêter là pour vous donner envie de lire Ainsi naissent les fantômes mais comme ce livre m'a bien remué les tripes, je ne peux résister à l'envie de vous en parler plus longuement.
Rêves Captifs. Cette première nouvelle est aussi la plus perturbante du recueil. L'histoire est d'une horreur banale, de celle que l'on lirait dans les journaux : la séquestration d'une fillette par un pervers sexuel. La chute de cette nouvelle m'a bouleversée, c'est peu de le dire. Je me suis laissée emportée par le récit, comme la narratrice, et ai complètement été prise au dépourvu, malgré que la fin n'eut pu être différente. Quelle entrée en matière !
"Lors de toutes ces heures de la journée où j'étais enfermée dans le placard, je me trouvais donc dans le noir à l'exception de la la lumière qui s'infiltrait par les contours de la porte ; essentiellement par les deux centimètres qui séparaient le sol du bas de la porte. C'était ma fenêtre sur le monde."
L'heure en plus parle de ce temps que l'on n'a pas et dont on aurait besoin pour accomplir Moi qui suis obsédée par le temps qui passe, trop vite, par le manque de temps constant que je ressens et par les pertes de temps, j'ai été bien sûr intriguée par le récit de cette femme qui découvre une pièce secrète où le temps ne s'écoule pas. La thématique s'éloigne de mes préoccupations en cours de récit mais cela reste déstabilisant.
"Ces besoins contradictoires le seraient beaucoup moins si je pouvais prendre une petite heure de plus chaque jour, une heure rien qu'à moi. J'aimerais tellement ..."
Le Remède. Nouvelle au vague fond de science-fiction, mais en fait ce n'est pas important. Le remède guérit tout mais a le fâcheux effet secondaire de rendre silencieux les enfants dont les mères enceintes ont consommé de ce médicament miracle. Le langage et son absence sont au centre de ce récit poignant racontant le désarroi d'une auteure (métier par excellence lié au langage) devant le mutisme soudain de son amante.
"J'ai découvert un nouveau sens au silence. C'est toi qui me l'as enseigné. Mais nous n'avions pas dû renoncer à la parole ; nous ne faisions que l'enrichir. Jamais nous n'avions dû faire ce chois fatale et absolu."
Ma pathologie. Ce texte où alchimie et enfantement se mêlent étroitement suit de près Rêves Captifs par son horreur. Jusqu'où un être peut pousser l'abnégation et le renoncement à sa morale par amour de l'autre ?
"Mais s'il était ma faiblesse, j'étais aussi la sienne. Il m'aimait, j'en suis persuadée. Il ne s'attendait pas à bénéficier d'une deuxième chance mais je lui en offrais une, qu'il accepta avec reconnaissance. Quand je déclarai qu'il me fallait ma propre clé de sa maison, il me tendit le double sans un mot et je compris alors qu'aucune femme ne parviendrait à me déloger de sa vie, quoi qu'il advienne."
"Mezzo-Tinto" est un hommage à la nouvelle du même nom de Montague Rhodes-James et à un conte classique dont j'éviterai de mentionner le nom ici pour éviter de trop vous dévoiler l'histoire. Dans une ambiance fantastique très classique, cette nouvelle à chute frappe justement.
"Alors qu'elle allait quitter la pièce, elle remarqua une vieille gravure accrochée près de la porte. Elle représentait une maison au clair de lune et le terrain qui l'entourait."
La Fiancée du Dragon. Les nouvelles de ce recueil se caractérisent souvent par une certaine importance des décors et des lieux ; ils participent à l'ambiance en toute discrétion. Cela m'a particulièrement marquée dans La Fiancée du Dragon. Ces descriptions de la campagne du Dartmoor et de ses maisons sont oppressantes et au service du récit. Cette histoire de sorcellerie entachée de secrets n'aurait pu se dérouler ailleurs.
"Ils gardèrent le silence tandis que Fitz se concentrait pour circuler dans les étroites rues sinueuses de la ville, puis sur les routes de campagne moins peuplées mais non moins tortueuses. Dans un premier temps, les hautes haies vertes bordant la route des deux côtés leur cachèrent tout ce qu'il y avait à voir mais, lorsqu'elle se mit à grimper, ils émergèrent dans la lande aux paysages mornes mais exaltants. Fitz en fut impressionné. Ici, l'Angleterre paraissait bien plus vaste et plus ancienne. Le paysage nu et rocheux, l'espace dépourvu d'arbres curieusement ponctué par les saillies rocheuses aux formes étranges baptisées "tors", était très différent des vertes étendues brumeuses aux allures d'aquarelle qu'ils avaient traversées un peu plus tôt. Il n'y avait ici rien de douillet. Si cette région appartenait à un conte de fées, il n'était guère réconfortant."
Le livre ce conclut par un entretien très intéressant entre Mélanie Fazi et Lisa Tuttle. Il permet d'en savoir plus sur la genèse des nouvelles du recueil mais parle aussi de quelques autres textes, ce qui donne évidemment envie de découvrir d'autres écrits de l'auteure, qui est malheureusement peu éditée en français.
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